« World Ultimate », un charme hypnotique et élusif
American Recordings / Wild West, 1995
« Les débuts dans les freestyles du Good Life Café »
La scène alternative de Los Angeles n’a à mon sens jamais reçu les éloges qu’elle méritait. Tout en faisant l’éloge de ces albums, je ne cesserai de le dire et de le répéter sur ce site et dans mes articles, cette scène mérite qu’on s’y attarde tant les réalisations sont excellentes. Au début des années 90, cette scène était tragiquement bloquée dans l’ère des G-Funkers et des gangsta rappeurs qui vendaient des copies par caisses à travers le monde, faisant de l’ombre à cette scène beaucoup plus underground réservée aux amateurs plus averties et érudits.
Ayant découvert cette scène que très tardivement dans mon expérience d’auditeur, je reconnais faire preuve d’un peu d’hypocrisie. J’étais moi-même absorbé par le G-Funk des années 90 bien plus connu et plus mainstream, et je le suis toujours aujourd’hui, mais entre-temps j’ai eu connaissance de cette scène, qui me fascine depuis maintenant plusieurs années. Chacune des réalisations que je découvre ou redécouvre me donne mon lot d’extase. Dans le petit rôle que je peux jouer auprès de mes lecteurs et pour la culture Hip Hop, et sans aucune prétention, je vais tenter de mettre un peu de lumière sur les réalisations de la scène alternative de Los Angeles. Celle-ci est la première à apparaître, mais bien d’autres suivront petit à petit.



Revenons brièvement sur cette scène. Tout commence au Good Life Café, un magasin alimentaire situé au Leimert Park dans le quartier de South Central à Los Angeles, où des rappeurs, DJ, breakers, graffers se retrouvaient dans des soirées pour s’affronter au micro, connu sous le nom de Project Blowed. Sous l’impulsion d’Aceyalone et Abstract Rude, deux groupes émergeront de cette scène, collaborant fréquemment entre eux, les Freestyle Fellowship pour le premier et Abstract Tribe Unique pour le deuxième. D’autres groupes de Los Angeles et de la Bay Area s’identifieront de près ou de loin à cette scène, sans en être directement affiliés, les plus notables sont les Pharcyde ou les Hieroglyphics de Del the Funky Homosapien, dont la philosophie et la musicalité peuvent s’en rapprocher.
Proche du mouvement Project Blowed sans en être membre, The Nonce s’inscrit dans ces sonorités et cette idéologie propulsées par les deux groupes susmentionnés, et World Ultimate est la merveille trop méconnue du duo. Bien qu’éphémère, ce que Nouka Basetype et Yusef Afloat ont réussi à réaliser est prodigieux, pourtant ils ont peiné à s’imposer pour sortir ce premier album. Après un premier album enregistré au début des années 90, les fameuses divergences créatives apparaissent entre le groupe et la maison de distribution, l’album ne sera finalement pas distribué, avant d’être redécouvert et réédité en 2017/2018. Leur maison de disque, Wild West, conclura un nouveau contrat de distribution avec la compagnie de Rick Rubin, American Recordings. Un nouveau single à succès, certes relatif, sort sur la compilation du Project Blowed en 1994 et un nouvel album est en préparation.



« Des rythmes jazzy pour une evanescence brumeuse »
Souvent comparé à A Tribe Called Quest, on ne peut pas nier les similitudes, la voix et le flow de Yusef font directement penser à Q-Tip et les rythmes jazzy peuvent prêter confusion. Nouka se rapprochera plutôt du style d’Aceyalone dans l’écriture mais avec un flow plus décontracté. Dans ses similitudes, The Nonce propose quelque chose d’unique et bien à eux. Entièrement produit par le duo, World Ultimate a quelque chose de plus profond, plus évasif, plus évanescent. Les productions jazzy, très lentes et brumeuses font instantanément planer pour une ambiance hypnotique.
Le morceau introductif, On the Air, ouvre avec des vibrations luxuriantes et une ligne de saxophone sensuelle, alors que Keep It On est plus éveillé, ancré par des motifs de batterie et des pulsations expansives soulful. Good to Go est juste anesthésique avec son accord de piano thérapeutique. L’enroulement angoissant de Hoods Like to Play est tout aussi excellent, alors que J to the I captive par ses cloches étincelantes. On the Road Again est conçu à la perfection: des percussions robustes, des vibrations douces et un échantillon de flûte saccadé lointain.
« Un style de rimes optimiste et poétique »
Ils adoptent un style de rimes optimiste et poétique, à la fois conversationnel et réfléchi, rebondissant l’un sur l’autre avec une alchimie impressionnante et une nature incroyablement décontractée. Bus Stops est une ode chaleureuse aux femmes sur un rythme relaxant composé d’un sample de cor en sourdine, de percussions assourdissantes et d’une ligne de basse paresseuse. La petite voix douce de Yusef nous berce dans la mélancolie tout au long de l’album.
Beaucoup de titres ont une vocation plus introspectives où les deux rappeurs commentent leurs débuts dans le Hip Hop. Keep It On revient sur leur difficulté pour obtenir un contrat dans cette industrie musicale, qu’ils qualifient eux-mêmes de pacte avec le diable qui corrompt leur volonté artistique. Eight Five s’attarde sur les débuts du Hip Hop qu’ils estimaient plus pur. Sur Mix Tape, sur une ligne de basse méchante, ils confient leur amour pour le format et la musique leur permettant d’avoir une création artistique libre sans se soucier de l’argent et de la volonté des maisons de disque.
Leurs passés dans les soirées du Good Life Café se ressentent sur plusieurs morceaux qui présentent des ego-trips pleins de vantardises typiques des Open Mic, Good To Go ou Hood Like To Play sont les meilleures exemples. Les rimes du duo sont toujours réfléchies et pleines de poésie avec une exécution rafraichissante.
Le groupe sera aussi éphémère que le succès commercial de l’album, qui sera le seul. Un nouvel EP verra le jour en 1998, The Sight of Things, mais le succès ne sera toujours pas au rendez-vous. Nouka poursuivra une carrière solo sous le pseudo Sach avant que Yusef Afloat meurt tragiquement d’un accident de voiture en 2000. Outre ces évènements malheureux, il s’agit d’un autre groupe que le marketing musical aura brider dans sa créativité. Par chance, l’album enregistré en 1990 sera réédité en 2018 pour le plaisir des plus grands nostalgiques de cette scène alternative, mais une nouvelle fois la magie est passée.