Une empreinte sonore à basse fréquence, « Fantastic Vol. 2 »
GoodVibe, 2000
« Les trois compères de Conant Gardens »
La ville de Détroit a tendance à rester une énigme pour la musique et pour le Hip Hop. Cette ville a été le berceau underground de plusieurs styles de musique, la musique électronique, le rock garage et plus tard le Hip Hop, avec la particularité d’être resté toujours plus ou moins dans l’ombre. Malgré une scène underground prolifique, des grandes stars sont nées dans cette ville, la plus évidente pour le Hip Hop est Eminem.
Dans les années 90, la scène de Detroit était peu représentée sur la carte du Hip Hop, ce fut le cas jusqu’à ce qu’un certain J Dilla a.k.a. Jay Dee fasse son apparition. Avant de fonder Slum Village avec ses amis de Conant Gardens, le producteur fait ses armes avec quelques beats dans l’underground avant de produire une partie de l’incroyable Labcabincalifornia pour les Pharcyde, un album à la production hypnotique et épurée. J Dilla commence à se forger son style et par la même occasion une réputation, ce qui ne manquera pas d’interpeller Q-Tip, avec qui il fondera le trio de producteurs The Ummah, accompagné d’Ali Shaheed Muhammad, également membre fondateur des A Tribe Called Quest.



Aux côtés des deux légendes de New York, le jeune beatmaker de Détroit est lancé, The Ummah produira les deux futurs albums d’A Tribe Called Quest, Beats, Rhymes and Life en 1996, et The Love Movement en 1998, en plus de quelques productions pour Busta Rhymes, Keith Murray, Janet Jackson ou encore Mad Skillz. Pourtant, Jay Dee n’oublie pas ses amis d’enfance de Conant Gardens avec qui il fonde Slum Village. Dès 1996, un album est en préparation, Fan-Tas-Tic Vol. 1, prévu pour 1996 ou 1997, mais mainte et mainte fois repoussé jusqu’à l’abandon du projet par la maison de disque. En guerre avec le label, le groupe décide de sortir l’album en version bootleg et de le vendre à des concerts, ce qui a contribué à forger la légende du groupe sur la scène locale. L’album sortira finalement officiellement en 2006.
Malheureusement le jeune groupe de Détroit peine à percer sur la scène nationale, pourtant ils ne rendent pas les armes. A la fin des années 90, Jay Dee va co-fonder le collectif de rappeurs, producteurs, crooners et instrumentalistes, les Soulquarians aux côtés de Q-Tip, Common, Talib Kweli, Mos Def Questlove, D’Angelo, Erykah Badu pour ne citer qu’eux. La fin des années 90 et le début des années 2000 seront marqués par l’empreinte de ce collectif avec de grandes réalisations pour le Hip Hop et des albums encore classiques aujourd’hui, avec une identité à la fois Jazz et Soul, et une philosophie afro centrée et consciente, à l’image du collectif des Native Tongues. Bien qu’éphémère, les Soulquarians portent les valeurs du collectif né à la fin des années 80 et font renaitre son héritage pendant une courte période. Parmi les plus grandes réalisations du collectif, on peut citer Things Fall Apart des The Roots, Black On Both Sides de Mos Def, Voodoo de D’Angelo, Like Water for Chocolate de Common ou Mama’s Gun d’Erykah Badu, et bien évidemment l’album qui fait l’objet de cet article Fantastic Vol. 2 de Slum Village.



Avec tout le respect, la reconnaissance et l’amour que je porte à T3 et Baatin, les deux emcees du groupe, l’âme des Slum Village est portée par Jay Dee, au moins jusqu’à cet album puisqu’il quittera le groupe à la suite de celui-ci. Malgré quelques difficultés pour sortir cet opus suite à la fermeture de la maison de disque, le talent du trio n’est pas resté inaperçu. L’album enregistré entre 1997 et 1998 sortira finalement au début de l’été 2000 sur GoodVibe, et sera une des réalisations pionnières de la vibe Soulful du début des années 2000 dont J Dilla est l’un des grands architectes.
« Une ambiance Soulful légère, pure et éthérée pour une douce monotonie »
L’empreinte sonore de Fantastic Vol. 2 est unique, avec une tendance subtile et minimaliste, Jay Dee utilise des fréquences très basses, des lignes de basses épurées et des petits battements rythmés pour une ambiance Soulful légère, pure et éthérée, tout en restant fondamentalement Hip Hop. Slum Village fait renaitre ses prédécesseurs d’A Tribe Called Quest en revenant à la simplicité. L’album se fond dans une fausse versatilité avec une réelle homogénéité qui tend vers la monotonie. Aussi surprenant que ça puisse paraitre, cette monotonie est l’un des principaux atouts de l’album, les minutes passent et les chansons s’enchainent sans qu’on s’aperçoive d’être passé au morceau suivant. La fluidité de l’album est remarquable et nous berce dans une ambiance décontractée.
Toujours sur des rythmes lents, les Soulquarians et d’autres pionniers du Hip Hop sont venus prêter mains fortes. Q-Tip l’accompagne sur Hold Tight avec ses rimes spirituelles, D’Angelo s’empare de Tell Me pour une chanson Soul, Pete Rock prête ses talents sur Once Upon A Time et DJ Jazzy Jeff offre un beat plus funky/jazzy sur I Don’t Know. Busta Rhymes fait son apparition sur What It’s All About avec sa voix grave sur un rythme plus rapide. Plus surprenant, Forth and Back met en scène Kurupt sur un sample de I Thought It Was You d’Herbie Hancock.
Malgré une légère monotonie, la palette sonore utilisée par Dilla propose un groove aventureux qui permet de bouger la tête sur chaque morceau avec des samples tout aussi inventifs et qu’obscures. La façon dont il les incorpore à ses rythmes est hypnotique et crée justement cette magnifique monotonie. Il arrive à changer de registre tout en conservant la cohérence, des sons électroniques à mélodie simpliste avec Raise It Up au des divagations funky sur Eyes Up, l’atmosphère soul-jazzy est toujours globalement confinée et évasive.
« Des flows laid-backs teintés de légèreté et de poésie »
Après avoir fait l’éloge des talents de Jay Dee, T3 et Baatin proposent des flows laid-backs et instinctifs avec des textes élémentaires, teintée d’une dose de légèreté et de poésie. Avec Dilla qui apparait aussi fréquemment au micro, ils ont une approche un peu désorganisée, toujours très lent et très calme. L’album introduit naturellement par une ode à leur quartier natal Conant Gardens, mais le thème central de l’album reste l’amour et le sexe qui revient très régulièrement. Le fanfaronnant Go Ladies, l’hommage à la liberté sexuelle Climax ou encore le plus romantique Tell Me s’inscrivent dans cette thématique. Les deux emcees ont une approche plutôt sincère, Fall In Love propose une vision introspective sur leur amour de la musique. Baatin définie lui-même les Slum Village comme une contradiction et un paradoxe, défiant les règles et faisant des choses que les autres ne font pas, autant dans la musique que dans les paroles.
Malheureusement, il s’agira du dernier album des Slum Village dans sa formation initiale. Jay Dee quittera le groupe en 2001 pour suivre une carrière solo, le producteur décèdera tragiquement d’un arrêt cardiaque quelques années plus tard, en 2006. Le rappeur de Detroit Elzhi rejoindra le groupe pour le troisième album Trinity (Past, Present and Future) en 2002, avant que Baatin quitte le groupe à son tour souffrant d’une addiction aux drogues dures et de problèmes mentaux. Il sera plus tard diagnostiqué schizophrène, bipolaire et dépressif. Baatin décèdera en 2009, à 35 ans, retrouvé chez lui après une prise excessive de cocaïne. Malgré les différents aléas tragiques du groupe, Slum Village continue de perdurer avec un de ses fondateurs, T3.