Jedi Mind Tricks, les mages ésotériques de Philly

Jedi Mind Tricks, les mages ésotériques de Philly

Violent By Design, l’effroi condamnatoire de la domination violente du genre Humain

Superegular Records, 2000

Post Golden Age, la cartographie du Hip Hop

Le milieu des 90s marque le terme d’une époque dans le Hip Hop. Le Golden Age s’achève fin 1996 et emporte avec elle un son, et une identité musicale qui lui était propre. Aux États-Unis la même année on pleure la mort de Tupac et Notorious BIG. Leur décès laissera une empreinte indélébile sur le Hip-Hop, et redéfinira la couleur du rap se trouvant en tête des charts. A cette période, deux pôles bien distincts régissent les tendances: la West Coast braque le mainstream à main armée avec un gangsta rap brutal et mélodieux ; la East Coast enfile son plus beau costard brillant et lissait son discours pour élargir son public. Malgré cela, certaines scènes frémissantes de talent agissent dans l’ombre de leurs ainées. C’est en s’éloignant un peu de NY, et en allant chercher dans l’état voisin de Pennsylvanie, que l’on trouve un outsider : la ville de Philadelphie.


Un vivier à l’Est de NY

« Philly » ou « Illadelph » contribue à la naissance du Hip Hop à la fin des seventies, et compte ses vétérans qui ont participé à la genèse du mouvement. En 1979, la pionnière Lady B officiait aux platines de la radio WHAT. Elle offrit à la ville sa première dose de rap en enregistrant et jouant à l’antenne son single To the Beat Y’all. L’année 1985 vit Schooly D et son P.S.K : What does it mean ?! définir, avec dix ans d’avance, les codes de ce que deviendra plus tard le gangsta rap. Questlove et Black Thought fondent en 1987 le groupe The Roots, et façonnent un son organique et novateur fusionnant jazz joué live et Hip Hop. Impossible de parler de Philly sans mentionner le duo Cool C / Steady B et leur carrière en « pétard mouillé » : après deux singles populaires et le flop de leur album commun, ils finiront derrière les barreaux après un braquage foiré et un homicide. Jazzy Jeff & The Fresh Prince mettront début 90 la lumière sur la ville avec leur deuxième opus visant le grand public, He’s the DJ I’m the Rapper.

Au même moment, le jeune Kurupt, natif de Philly et MC au flow débordant, déménage à L.A et rejoint les rangs du sulfureux label Death Row et rencontre son binôme Daz Dillinger. En 1996, Bahamadia, affiliée à la Gang Starr Foundation, livre l’album Kollage et se place dans le panthéon des rimeuses d’élite. Eve, l’unique membre féminine des Ruff Ryders, vise le top des charts en 1999 avec des singles comme Gotta Man et What y’all Want. Elle ne l’atteindra que l’année d’après, en 2000, accompagnée de Dr. Dre avec le hit Let Me Blow Your Yind. Jay-Z signera de son côté State Property sur son label newyorkais Roc-A-Fella. Un groupe qui connaitra un immense succès et mettra en avant des talents comme Beanie Sigel, Feeway et Peedy Crack qui feront la carrière qu’on leur connait aujourd’hui.

Mais, c’est tapis dans l’ombre qu’un groupe indépendant issue de l’underground, préparait un assaut auditif avec leur rap cryptique, agressif et menaçant. Le groupe Jedi Mind Tricks, ou JMT, créera la surprise le 3 octobre 2000 avec leur deuxième LP, Violent By Design : un péplum musical ésotérique et sanglant qui deviendra la pièce angulaire de leur discographie et un monument du rap des années 2000.


Création de JMT et premières salves

En 1994, deux lycéens passionnés de musique se lient d’amitié. D’un côté Vincenzo Luviner, MC qui prendra un temps le pseudo Ikon the Verbal Hologram pour se renommer plus tard « Vinnie Paz » en hommage à son boxeur favori Vincenzo Pazienza. De l’autre, l’architecte sonore Kevin Baldwin alias Stoupe the Enemy of Mankind, un producteur autodidacte avec une patte proche de celle de RZA, DJ Evil Dee ou Prince Paul. Le groupe portera le nom évocateur de Jedi Mind Tricks en référence aux pouvoirs de suggestion mentale des Jedi dans Star Wars. Une identité, une intention et un ton se dessine clairement dès la sortie de leur premier maxi. 

The Amber Probe EP voit le jour en 1996 sur le label indépendant Super Regular qu’ils ont monté ensemble. Sur ce 6 pistes, le jeune rappeur Ikon envoie ce qu’il décrit dans le morceau Neva Antiquated comme « des ondes de choc cérébrales sous forme télépathiques ». Ses textes forment un maillage dense et complexe de figures de styles en tous genres et de rimes multi-syllabiques parfois scandés en fast flow. Son lexique violent pioche dans la science-fiction, l’ésotérisme, les théories du complot, différentes notions religieuses, l’occulte ainsi que dans la pop culture. Ses lyrics sont sublimées par les instrus inquiétantes et sinistres de Stoupe, qui créent une atmosphère sombre, pesante et lugubre.

Épaulé par leur collectif réunissant la crème de l’underground de Philly,  Army of the Pharaohs ou AOTP, le duo livre en 1997 son premier long format. Ce dernier porte le nom à rallonge de The Psycho-Social, Chemical, Biological & Electro-Magnetic Manipulation of Human Consciousness, hommage au livre du même nom par l’auteur Valdamar Valerian, explorant les recoins de la psyché humaine. 

La critique est très élogieuse envers cet ovni musical, malgré ses thèmes aux antipodes des gimmicks du rap commercial de l’époque. En 1998 ils sortent le maxi The Five Perfect Exertions / War Ensemble réunissant leurs acolytes Chief Kamachi, Esoteric, Virtuoso et Bahamadia. Par la suite le MC Jus Allah vient gonfler les rangs de JMT pour entamer avec Ikon et Stoupe l’enregistrement du deuxième projet. 


Un LP délibérément violent

L’engouement autour de album qui devait s’appeler à l’origine Polymatrix : Reincarnation of the Hologramic Christ commence en 1999 avec la parution de leur plus gros single en date : Heavenly Divine. Une boucherie de 4 minutes et 34 secondes imaginée pour être performée en live, sur laquelle on peut entendre Paz et Jus Allah au top de leur forme. Ce titre sera suivi de près par la sortie de Genghis Khan : un feat avec une légende du Queens, Tragedy Khadafi, qui, en plus d’assurer leur légitimité, tapera très fort dans l’oreille des heads de New York.

Violent by Design arrive dans les bac début octobre 2000 en imposant son imagerie belliciste à la face du monde. Avec cet album JMT débarque sur la « planète rap » comme Freezer sur Namek: surpuissant, sans pitié, et prêt à pulvériser quiconque aurait le malheur d’entraver sa route. Avant tout, cette œuvre marque l’arrivée à maturité de l’identité visuelle, commerciale et musicale du groupe.

Le titre Violent By Design qualifie la préméditation des propos tenus par Ikon et Jus Allah dans leurs couplets. Il fait aussi écho aux violences inhérentes à la domination de l’Humain sur ses semblables. La pochette du projet illustre cet argument sans équivoque : un cliché pris en 1967 par le photographe Joel D. Meyerson représente un soldat américain noir, arme à la main, cherchant un infirmier en pleine jungle vietnamienne. Le visage transit de peur du jeune homme est saisissant. On peut apercevoir la mort dans ses yeux. Plus choquant encore, en ouvrant le digipak (format de pochette cartonnée pour CD) on trouve une photo par Eddie Adams prise à Saigon en 1968 et récompensée d’un prix Pulitzer. Elle capture l’exécution par balle en pleine rue de Nguyễn Văn Lém, un capitaine Viet-Cong, par un général de l’armée Vietnamienne. L’horreur de la guerre occupe ici tout le cadre. La violence est frontale et inévitable.

D’une part les membres de JMT se positionnent ici en dissidents à l’instar des Viet-Cong  : tapis dans le maquis de l’underground ils mènent une opération de guérilla sanglante contre le rap mainstream et sont prêts à risquer leur vie pour défendre leur cause. De l’autre ils assument et exposent au monde entier le coté délibérément violent de la nature humaine.


Anatomie d’un style unique

Musicalement, les instrus de Stoupe sont des hymnes guerrières cinématographiques entrecoupées d’extrait de film d’horreur ou de science-fiction. Leur nature résolument Boom Bap se compose le plus souvent de samples de violons, de boucles de musique classique ou latine. Ils sont ponctués par des échantillons de voix pitchées et de scratch millimétrés. Les basses sont brillement contrebalancées par des drums crépitants dans la plus belle tradition des années 90. Les deux premiers albums de JMT ont été enregistrés, produits, et mixés directement par Stoupe, qui habitait encore chez ses parents dans une chambre exigüe. Le coté home-made et rugueux de la production nous rappelle le travail de RZA sur 36 Chambers du Wu-Tang, Evil Dee sur Enta Da Stage de Black Moon, ou Prince Paul sur 6 Feet Deep des Gravediggaz. 

De son côté, la voix et la diction de Ikon évoluent. Dans Psycho-Social, son flow était rapide, maitrisé ; mais sa voix plus posée et son manque d’aplomb l’obligeait parfois à courir après l’instru. On observe désormais le jeune hologramme verbal prendre forme physique et déployer toute sa puissance. Il change de blase pour devenir Vinnie Paz. Sa voix devenue plus grave et rauque a pris en assurance, en force et en présence. Le Pazmanian Devil dévore littéralement les prods de Stoupe. Ses couplets déjà impressionnants techniquement gagnent en impact et deviennent des enchainements encore plus percutants. Il passe à tabac l’instru à chacune de ses apparitions. Jus Allah n’est pas en reste malgré la place importante prise par son compère. Le timbre plus aigu de sa voix, et la cadence de ses placements entrent en résonnance avec l’énergie de Paz. Leur duo est surtout imbattable quand ils sont en passe-passe : un exercice qui consiste à écrire un texte a plusieurs, comme un cadavre exquis. Les rappeurs récitent alors leurs lignes à tour de rôle en se passant le micro, comme sur le dernier couplet de Heavenly Divine. 

Les deux MC délaissent les références aux théories du complot et à la science-fiction omniprésentes dans leurs sorties précédentes. Ils adoptent un lexique hardcore et rude, teinté de métaphysique et d’actes barbares. Malgré la fascination de leur public pour leur nouveau style, les deux MC seront critiqués et divisent à cause de leur emploi d’une imagerie anti-Chrétienne et des propos parfois homophobes.

Si le deuxième album de JMT était un film, il serait un film d’horreur expérimental tantôt gore et nerveux, tantôt contemplatif et onirique; Stoupe en serait le réalisateur à multi-casquette, Ikon et Jus les deux têtes d’affiches. Ensemble, ils ont su donner vie à un concept qui sera le fil d’Arianne de la carrière du groupe.


L’antithèse du genre humain

Violent By Design se compose de 22 titres pour une durée totale de 64 minutes. L’écoute de ce long format se fait sans mal car les morceaux sont entrecoupés de skits, comme les deux interventions de Mr. Len, le DJ de Company Flow. Certaines pistes ont également une outro instrumentale servant de transition au morceau suivant. Créer de l’espace entre les titres rend le résultat final harmonieux et agréable à l’oreille malgré la puissance des productions et la densité des textes de Jus et Ikon, qui ne retiennent pas leur coups. Compte tenu du nombre conséquent de morceaux nous ne pourrons pas, ici, les décortiquer un à un. Tâchons d’explorer les points forts qui, selon moi, font la force de Violent By Design. 

L’album s’ouvre sur un discours tiré du film Planet of the Apes, sorti en 1979, faisant une description effrayante de l’être humain : « Beware the beast man, for he is the devil’s pawn. […] Yay he will murder his brother to possess his brothers’ land ». La voix fantomatique décrit l’Humain comme un instrument au service du mal, animé uniquement par l’avidité et la jalousie, référence évidente à l’épisode biblique du fratricide commis par Cain sur Abel. 

Cette mise en bouche glaciale laisse place au titre Retaliation, une démonstration de dextérité verbale introduisant les deux rappeurs et qui aura un remix fabuleux sur la version deluxe de l’album. Le regretté MC du Queens Killa Sha vient ensuite asseoir la streetcred du groupe grâce à sa présence sur Contra. On y entend un Vinnie qui se hisse au rang de déité monothéiste dès l’amorce de son couplet faisant opposition au croyances païennes de ses détracteurs : « Holding the device tight, when it’s time for a mic fight, you’re a pagan trying to battle someone who’s Christ-like ».


Une imagerie ésotérique glauque

Speech of Cobras commence et se clôture par un extrait du film Pi de Darren Arronofsky, lui donnant ainsi une dimension encore plus sombre et glauque. Pour l’occasion le rappeur de Boston, Mr.Lif, se joint à nos protagonistes dans une messe macabre et sanglante aux accents satanistes illustrée par une imagerie ésotérique. Vinnie Paz nous sert une nouvelle fois ses rimes agressives et anti-ecclésiastiques tout en tricotant des multis complexes: « The hate burn, scathe the urn of a Buddhist/ Snake turn and fake yearns the kiss of Judas ».

Les MC affiliés à AOTP, Esoteric et Virtuoso prêtent main forte à Paz et Jus dans Death March dont l’instru résulte d’un découpage malin de la bande originale angoissante composée par Richard Band pour le film d’horreur Terror Vision sorti en 1988.

Après un court message vocal de la part Mr. Len, des notes de vibraphones entament I Against I un featuring avec Planetary du groupe Outerspace qui marque, en mon sens, le point d’orgue de l’album. Le titre du morceau est un clin d’œil à l’album même des Bad Brains du même nom, et dont Vinnie est un fan inconditionnel. Le refrain rend hommage à Philly et ses rimeuses/eurs : « Illadelph is like the sun ‘cause we shine with rhymes ». Sur la prod éthérée mijotée par Stoupe, Jus envoi une punchline incroyable inspirée de la mythologie grecque pour décrire les affres de la vie de rue: « Beast deceiving us, possessing my peeps to walk the streets wih stolen heat like Prometheus ». Le morceau de Cal Tjader qui forme la base de la prod sera utilisé 20 ans plus tard par Joey Bada$$ pour son morceau The Shining sorti sur son maxi The Light Pack. 

Sacrifice se place derrière le single Heavenly Divine, carte de visite intemporelle du groupe. Jus Allah y fournit, à mon avis, son meilleur couplet. On imagine un Vinnie Paz en retrait arborant un sourire de démon laissant son binôme se charger de mutiler le beat. Jus fait une entrée fracassante avec la phase suivante : « The grains of my fingerprints rub against the mics like match flints, burn slow like Dutch Master hits » dans laquelle il s’octroie des pouvoirs de pyrokinésie.

En somme, l’écoute de Violent By Design est agréable malgré sa durée et la densité des textes. Les productions très dark de Stoupe, le Hanz Zimmer du Boom Bap, sont parfaitement réfléchies. Sans son travail minutieux, le résultat final aurait pu être parfois indigeste sur la longueur. Or, grâce à cette orchestration de haut vol, les horreurs proférés par les deux MC prennent une dimension poétique. C’est sur ce modèle sans précédent pour l’époque, que le groupe Jedi Mind Tricks construira dorénavant son identité musicale, malgré ses nombreuses évolutions.


Finalement, le rap de Philadelphie et sa scène Hip Hop a toujours été dans l’ombre de sa grande sœur New York. Or le talent n’est pas une denrée rare dans la « city of brotherly love » comme l’appel ses habitants. Sa contribution à la naissance du mouvement est indiscutable et ses pionniers Old School sont encore cités de nos jours comme des sources d’inspiration.

En 2000, dans un contexte où le rap commercial se défini par un son new yorkais ou californien, Jedi Mind Tricks sort du lot avec un deuxième album teinté d’un horrocore métaphysique et cinématographique. Le parcours du groupe motivera une nouvelle génération qui n’aura pas peur de sortir du cadre des tendances et d‘affirmer son identité (Pro Era, Odd Future etc…). Malgré le départ de Jus Allah peu après la sortie de Violent By Design, qui se vendra à 50 000 copies physiques la première semaine, le groupe saura avec le temps parfaire sa recette afin de nous apporter des albums de qualité. Après avoir façonné le son du groupe pendant plus de 10 ans, Stoupe s’en écartera un moment pour s’adonner à la productions pour des artistes comme Ras Kass. Vinnie Paz fera un bout de chemin en marge de la formation afin de sortir des albums solo de choix, et un album commun avec Tragedy Khadafi, Camouflage Regime en 2019.  Le groupe reste actif de nos jour et a sorti en 2021 son dixième opus : The Funeral and The Raven. Ce projet sonne le retour de Stoupe comme producteur exclusif et de la formule qui fit leur charme originel. 

Si vous souhaitez en savoir plus sur l’histoire du groupe, je vous invite à vous pencher sur le documentaire Divine Fire: The Story of Jedi Mind Tricks qui a beaucoup aidé mes recherches. Vous y trouverez des images d’archives, des témoignages touchants ainsi que des captations de leurs prestations lors de la participation du groupe au festival Rock The Bells de 2007. Pour finir, ne vous arrêtez pas à la pochette provocatrice du projet et ouvrez votre troisième œil ! Enfilez votre plus belle paire de Tims, enfoncez une new era sur votre crane, froncez les sourcils et allez écouter Violent By Design, bijou Boom Bap cathartique et sombre mené par les trois cavaliers de l’apocalypse du Hip Hop venu d’Illadelph.
Note : 4/5

Par Liquid Blunt


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