« Reachin», la théorisation de l’univers et de l’ordre naturel
Pendelum / Elekta , 1993
Les origines : la détermination de Butler
A la fin des années 80, un jeune groupe était en construction. Ishmael Butler rêvait de faire du rap, mais étant originaire de Seattle, la tâche peut s’avérer compliquer, l’industrie du rap y était très peu développée. Après le lycée, il part d’abord dans le Massachussetts pour intégrer la fac. Motivé par son rêve, il quitte la fac à 20 ans pour s’installer à Brooklyn, une terre déjà bien plus fertile pour le Hip Hop. Butler devient alors stagiaire chez Sleeping Bag Records et fait la rencontre de Craig Irving lors d’une visite chez sa grand-mère à Philadelphie, qui était déjà rappeur dans un groupe appelé Dread Poets Society. Il rencontre ensuite Mariana Vieira. La formation de Digable Planets commence à prendre forme.



Ishmael Butler, alors toujours stagiaire, se met à enregistrer une première démo en 1989 qu’il confie à Ruben Rodriguez de Pendulum Records. A ce moment, les choses en restent là. Un peu plus tard, il auditionne chez Pendulum Records avec les Digable Planets. Bien que la démo était réalisé sous le nom de Digable Planets, celle-ci contenait uniquement des participations de Butler. Les trois jeunes rappeurs ont leur chance. En 1992, ils signent sur la maison de disque et enregistre un premier single Rebirth Of A Slick.
La métamorphose : la transformation en insecte
Bien que le groupe soit considéré comme originaire de Brooklyn puisqu’ils se sont tous regroupé dans ce quartier après leur signature sur Pendulum, les trois membres ne sont pas originaires de New York. Comme susmentionné, Butler est venu s’installer à Brooklyn depuis Seattle pour poursuivre son rêve, Irving était originaire de Philadelphie alors que Viera suivait ses études à l’université de Washington.
La diversité des origines des trois membres du groupe fera toute son ingéniosité. Leur musique reflète la fusion de leurs mondes respectifs : les racines Jazz de Butler qui jouait du saxophone au lycée dans un groupe de Jazz, le sens de la rue de Irving et l’identité interculturelle et universitaire de Viera.
Suite au succès de leur premier single, il démarre la conception d’un premier album. Dans leur idée conceptuelle, ils se métamorphosent en insectes, Butterfly pour Ishmael, Doodlebug pour Craig et Ladybug Mecca pour Mariana. Sous leurs nouvelles identités, la fusion semble parfaite et complémentaire : « add a ladybug transformation is complete / for the metamorphosis from the box to the jeep ».
La conceptualisation : une idéologie progressiste et libertaire
Nos trois mignons petits insectes, s’immiscent dans les rues de New York pour défendre la liberté d’une manière conceptuelle et philosophique. Influencés par le mouvement des Native Tongues, ils arrivent légèrement tard sans être démodé, en pleine transition du rap New Yorkais mouvant vers quelque chose de plus Gangsta. Ils prônent une idéologie progressiste sur des sonorités jazzy, c’est d’ailleurs l’un des premiers groupes à intégrer une femme dans ses rangs.
Reachin est à la fois vintage et futuriste, tant dans les paroles que dans les sonorités. Autoproduit avec une patte bien plus marquée de Butterfy, on retrouve principalement des samples de jazz pour une fusion jazz-rap exceptionnelle, presque acid-jazz, mais qui inclue aussi une multitude de samples de Funk. Un mélange qui rappelle le jazz-funk des années 70, on y ajoute une touche de Hip Hop avec un rap smooth et on se retrouve avec une bombe atomique.

Butterfly
It was all about resources, really…I just went and got the records that I had around me. And a lot of those were my dad’s shit, which was lots of jazz. The whole concept of ‘We’re a jazz group’ didn’t go down like that. Except that DJ Premier was a big influence, and he sampled a lot of jazz
Comme il l’a déclaré lui-même, Butterfly a pris les vinyles qu’il avait sous la main, venant principalement de son père. Malgré ses jeunes années de Saxophone de Butler, les Digable Planets n’étaient pas forcément voué à devenir un groupe de Jazz, ils le sont devenus par la force des choses.
Le sampling : un jazz hypnotique et groovy
S’il y a des influences de Funk certaines, beaucoup d’éléments semblent aussi s’inspirer du Jazz, à commencer par le titre qui est tiré des réalisations des plus grands Jazzmen. Reachin’ semble s’inspirer de Moanin’ de Art Blakey ou de Cookin’ de Miles Davies pour ne citer qu’eux.
Les samples incluent des rythmes groovy et lisses, toujours tirés des plus grands Jazzmen. Cet univers jazzy hypnotique nous confine dans une atmosphère douce et mélodieuse avec des samples soigneusement sélectionnés.
Rebirth Of a Slick inclue les petits bruitages électroniques de Blow Your Head de Fred Wesley et un magnifique riff de basse de Stretchin d’Art Blakey and the Jazz Messengers, qu’on retrouve aussi sur Escapism. Ce dernier inclue d’ailleurs aussi un échantillon de Parliament sur son refrain. De son côté, Nickel Bags reprend les flutes charmantes de Give Me Your Love de Curtis Mayfield et Where I’m From intègre le riff de Funk/Disco de Ain’t Nothing Wrong de KC and The Sunshine Band. Alors que It’s Good To Be Here démarre sur un sample de Rain Dance de Herbie Hancock, le morceau suit sur un doux accord de guitare brésilien du jazzman américain Grant Green avant de conclure sur une combinaison de What’s Goin On de Marvin Gaye et Thoughts and Wishes de Bohannon. Oui c’est prodigieux.
Pacifics s’empare du riff de guitare de Leonie Liston Smith alors que Time & Space utilise la saxophone de Mambo Dance de Sonny Rollins. What Cool Breezes Do fusionne majestueusement un sample de saxophone de Superfluous de Eddie Harris, et Mystique Blues des Crusaders. On va s’arrêter là pour les samples car on pourrait continuer longtemps, avec certains morceaux contenant jusqu’à sept samples, la liste est longue. Mais c’est important pour comprendre le caractère unique de l’album. Les samples sont magnifiquement utilisés, assemblés pour une harmonie parfaite, une atmosphère aussi douce qu’entrainante, on a la douceur mélodieuse du Jazz et le groove engageant du Funk.
L’inspiration : l’influence de ses pairs pour un album unique
En réalité, Reachin est unique dans le paysage du Hip Hop et il est difficile de s’en rendre compte puisqu’il intègre des influences multiples. Ils ont le côté jazz de Gang Starr tout en étant beaucoup plus doux et mélodieux, des rythmes beaucoup moins lourds. En ce sens, ils se rapprochent légèrement des premiers albums de Pete Rock & C.L. Smooth pour les sonorités plus soulfull, mais une nouvelle fois la comparaison ne tient pas longtemps. Digable Planets a quelque chose d’encore plus lisse. Si on veut les comparer à Bulhoon Mindstate de De La Soul ou Jazzmatazz de Guru, ça se tient dans l’ambiance, mais Reachin n’a pas la lenteur relaxante du premier, ni le côté jazz-café du deuxième, il faudrait y ajouter un groove plus funky pour obtenir Reachin.
Si la musicalité de l’album n’a pas d’équivalent, il en est de même pour les paroles et les thèmes abordés. Les influences des Native Tongues sont évidentes, on ressent l’aspect philosophique et abstrait de A Tribe Called Quest, de la même manière que le côté hippie et décontracté de De La Soul. Mais encore une fois, la description de Digable Planets n’est pas complète, il faut y ajouter un aspect beaucoup plus conceptuel, notamment avec les insectes, Butterfly est un philosophe théoricien abordant divers aspects de notre société, de notre planète, de l’univers et même de notre existence.
L’idéalisation : la théorie du temps et de l’espace
L’album s’inspire d’un essaie de l’auteur argentin Jorge Luis Borges A New Refutation Of Time and Space, en conséquence, il est politique mais surtout très philosophique. Le trio idéalise une émancipation de l’ordre naturel de l’univers physique, notamment avec de nombreuses allusion à l’espace et à l’univers. Ils réfutent les limites imposées à la fois par la nature, l’univers et la société. Ils théorisent le temps et l’espace. Ils abordent des sujets politiques, avec l’un des premiers plaidoyers du rap pour les droits des femmes, et notamment l’avortement sur La Femme Fetal, en accord avec les sensibilités progressistes du groupe. Mais nos trois insectes sont avant tout les promoteurs de la paix et de l’unité, avec des références de grands penseurs comme Marx, Camus et Nietzsche éparpillées à travers l’album. Au-delà de la philosophie, on a aussi une multitudes de références à la science-fiction, notamment Star Trek. Pourtant, ils savent aussi rester beaucoup plus terre à terre, avec des déclarations plus réalistes sur la vie dans les milieux urbains avec un discours plus concret sur la société, et notamment sur Pacifics par exemple.
Constamment en harmonie avec les beats, nos rappeurs se synchronisent parfaitement en partageant leurs idées. Les lyrics ne sont pas les plus fines, mais elles sont pleines de sens, avec de multiples allusions et jeux de mots habiles. Leurs flows sont limpides et purs, ils glissent sur les rythmes avec calme et précision, avec une voix douce hypnotique.
Un album qui interroge la raison même de notre existence tout en célébrant ses nuances. Reachin oscille habillement entre concept philosophique abstrait, et contenu plus concret, ce qui le rend finalement très puissant. Il passe des rues de New York aux confins de l’univers, en passant par la nature, le temps, la science et l’espace. L’album peut être vue comme une sorte de réflexion globale sur la vie.