« Criminal Minded », la violence comme arme d’enseignement
B-Boy, 1987
La naissance du Golden Age
Le milieu des années 80 aux Etats-Unis marque le début de la Golden Age du hip-hop. Une période de dix ans qui verra des artistes percer dans le mainstream en révolutionnant les codes et les bases instaurés par leurs pairs. Les productions s’éloignent de plus en plus de la simple boucle breakbeat. L’empreinte funk et disco s’estompe, les instrus deviennent des puzzles sonores originaux et complexes. Les influences sont éclectiques et piochent dans la pop, le rock et l’électro. Les lyrics s’éloignent de thèmes comme l’unité, la fête et la danse, pour traiter de la violence sociale que subissent les minorités abandonnées dans les projects. On raconte la réalité, sans filtres. D’un côté les acteurs du gangsta rap tiennent le rêve américain en joue en imposant leur lifestyle terni de violence sous les yeux d’une population ébahie. De l’autre, une branche plus socialement consciente voit le jour afin d’extraire de l’espoir et de la positivité de leur adversité. Si Schooly D et Ice T sont les précurseurs indéniables de ce qu’on appelait le reality rap, le groupe Boogie Down Productions pousse l’exercice à son paroxysme.


Le 3 Mars 1987, on peut découvrir dans les bacs Criminal Minded avec sa pochette d’une violence inédite à l’époque. Sur un fond noir on voit à gauche, Scott LaRock le DJ-producteur, et à droite KRS-One le lyriciste principal du groupe. Les deux hommes posent pistolet en main, mâchoire serrée et le regard rempli d’une assurance glaciale. Cette jaquette reflète la société qui les a vu naitre : armée, violente et sans concession. Le message de fond de cette œuvre, quant à lui, est plus complexe.
La provocation frontale est-elle un bon moyen pour faire entendre la voix d’une jeunesse qui s’entredéchire ? Pour le comprendre, on va s’attarder sur l’histoire du groupe et la création du projet; pour ensuite se pencher sur son contenu général et ses influences, pour terminer en approfondissant le propos de son message sous-jacent.
Le binôme, le groupe
Impossible de parler du groupe Boogie Down Productions sans commencer par ses deux fondateurs historiques : Scott « Dj Scott La Rock » Sterling, et Lawrence « KRS-One / Kris » Parker. En 1985, Sterling à la vingtaine. Il officie de jour comme travailleur social dans un centre d’accueil, le Franklin Armory Men’s Shelter dans le Bronx. La nuit, il est DJ et mix du hip-hop au Broadway Repertoire Theatre. En 1986 il rencontre Parker, un jeune graffeur SDF de 17 ans. Le jeune Lawrence utilisait le blase K.R.S-O.N.E qui se décompose en Knowledge Reigns Supreme Over Nearly Everybody sigle qui signifie « le savoir règne de manière suprême sur presque n’importe qui ».


Ce pseudonyme fort traduit l’envie du jeune homme de s’extirper du carcan de son environnement, tout en tirant sa puissance de son savoir et de son intelligence. Avec sa voix grave et profonde, il faisait preuve d’une arrogance inébranlable et d’un flow digne des plus grands toaster du reggae dance hall de la fin des années 70. Kris pouvait rapper aussi bien en patois jamaïcain qu’en anglais ce qui décuplait sa versatilité au micro. Ils créeront ensemble rapidement un groupe composé de membres rencontrés dans la rue ou au group home comme le jeune D-Nice, Ced-Gee (des Stetsasonic), Ms.Melody, Lee Smith, Kenny Parker (le frère de KRS), Just Ice, RoboCop, Dj Red Alert, Harmony et Heather B pour les plus connus. Le groupe sera baptisé Boogie Down Productions en hommage au sobriquet donné au Bronx par ses habitants, en lien avec son rôle fondamental dans la naissance du mouvement hip-hop.
Bridge Wars, la guerre entre Queens et le Bronx
Le premier fait d’arme marquant du groupe aura lieu fin 1986. Cette année-là, DJ Marley Marl et son rappeur MC Shan, dans le titre The Bridge, avaient osé proclamer que le hip-hop aurait vu le jour dans le Queens Bridge. Monumentale erreur… Tout du moins c’est ce que le BDP a compris, ou interprété. Mais en réalité, le Juice Crew n’a jamais voulu prendre que Queens était le berceau du Hip Hop. Difficile de savoir si KRS-One a profité de cette simple phrase pour s’offrir un coup de communication ou si le malentendu est réel.
Dans cette incompréhension, la réponse fut aussi rapide que cinglante. Le titre de BDP sobrement appelé South Bronx pourrait être le sujet d’un article immense à lui seul. Son but était de rétablir la vérité sur les origines du mouvement et sa création dans les caves obscures du Bronx. En cinq minutes Kris démonte un par un les arguments du camp adverse en dénigrant leur musique et leur parcours, tout en crachant sur leur street-cred: « So you think that hip-hop had its start out in Queens Bridge ? If you pop that junk up in the Bronx you might not live ». Le crew gagne alors, à ce moment-là, la première bataille d’une guerre musicale qui durera 10 ans, la légendaire Bridge Wars. Il n’y avait pas eu de conflit artistique de ce retentissement dans le hip-hop depuis le clash Busy Bee vs Kool Moe Dee quelques années auparavant.
Non content de la réception du morceau, BDP envoi quelque mois plus tard une seconde rafale afin de faire taire ceux qui pouvaient croire à un coup de chance. The Bridge is Over confirme le Bronx comme le berceau du hip-hop tout en discréditant de manière plus ou moins humoristique Marley Marl et son Juice Crew composé d’artistes chevronnés et respectés. « Manhattan keeps on making it, Brooklyn keeps on taking it, Bronx keeps creating it and Queens keeps on faking it» (Manhattan continue de produire, Brooklyn les braque, le Bronx continue de créer et le Queens ne fait que falsifier). Le Juice Crew n’a pas su se défendre sur piste et sortira boiteux à vie de ce combat et les auditeurs retiendront à jamais KRS-One comme un des battle MC les plus féroces de l’histoire.
Une forme innovante aux sonorités Reggae/Dancehall
La sortie de Criminal Minded en mars 1987 se fera sous le blason du label indépendant B-Boy Records. Il sera porté par les singles surpuissants South Bronx, The Bridge Is Over, ainsi que le festif Super Hoe qui se placera à la 73ème place du Top R&B/Hip-Hop Albums. Le succès critique est immédiat, et l’impact de sa sortie brisera des nuques de N.Y à L.A . Avec ses dix pistes et sa durée de lecture de quarante-cinq minutes, on peut dire que l’album est court. Néanmoins l’écoute est fluide et l’énergie demeure intacte du début à la fin du projet. Malgré le poids des titres précédemment mentionnés, il n’y a pas de pistes venant briser l’homogénéité de l’album tant la setlist est bien orchestrée.
La production de Scott LaRock et Ced-Gee sur Criminal Minded peut être qualifiée d’avant-gardiste pour l’époque. Les samples sont glanés chez James Brown, First Choice, Yellowman, AC/DC et Super Cat entre autres. Ils sont alors intégrés dans une boite à rythme Emu-SP12 couplé à un séquenceur Publison. Ces deux machines permettent de découper et coudre les samples les uns les autres pour obtenir un résultat vibrant et original. Dans l’ensemble les BPMs de cet album se calquent presque sur ceux du reggae dance hall, très lent par rapport à l’ancienne génération, avec lequel Scott et KRS ont grandi, ce qui est totalement en harmonie avec le flow et le style du MC tout en étant très innovant à l’époque. C’est bien ici l’une des grosses innovations de l’album.
Le Champion Sound à l’influence jamaïcaine

KRS-One était un des premiers rappeurs à incorporer du patois jamaïcain dans ses textes. En employant le gimmick « zung u zung » de Yellowman dans le Remix for P Is Free et en samplant Boops de Super Cat pour The Bridge is Over, Kris se charge faire le pont entre la musique jamaïcaine et le Hip Hop étasunien. Cette influence est due à une forte concentration d’immigration caribéenne dans le Bronx, et KRS-One lui-même est d’origine Barbadienne du côté de son père. Il n’était donc pas le seul rude boy de son quartier : Dj Kool Herc, le saint patron des platines, créa ses premières bloc parties à l’image des sound systems qu’il fréquentait en Jamaïque.
La filiation entre les deux genre musicaux sera le fil rouge de la carrière du jeune rappeur qui s’entourera très souvent de toaster comme Jamalski pour faire ses bacs en live rendant les prestations scéniques de BDP électrisantes. Je vous suggère donc vivement d’écouter BDP Live Hardcore Worldwide dès la fin de la lecture de cette chronique, si ce n’est pas encore fait.
KRS-One, un rappeur à la fois professeur, conteur, historien et gangster
Penchons-nous à présent sur les pistes qui composent cet opus en commençant par la première : Poetry. Le MC endosse la casquette de « professeur », image qui le suivra toute sa carrière, pour donner aux « wack Mcs » un cours en tant que diplômé de la rue: « See I’m a professional this is not a demo. In fact a lecture a visual picture, sort of a poetic and rhythmic mixture». KRS-One met ici en avant l’importance de son art comme moyen d’évasion, de réflexion et de prise de conscience. « You seem to be the type that only understand the annihilation of the next man. That’s not poetry, that’s insanity». Le rappeur/professeur devient ensuite historien sur South Bronx. Il nous emmène dans un voyage retraçant la naissance du mouvement Hip Hop tout en portant un coup critique à ses rivaux du Juice Crew.
KRS l’historien endosse sur 9mm Goes Bang le rôle de conteur. Il nous embarque dans une fable violente revenant sur ses déboires avec un dealer de crack, sa fusillade avec les associés de ce dernier, puis sa fuite effrénée pour rejoindre Scott LaRock. Le tout est narré avec une cadence qui se rapproche d’une comptine dont le refrain entêtant inspiré du dancehall restera jamais un classique « Wadada dang, wadadada dang, listen to my 9mm go BANG ! Wadada dang, wadadada dang HEY ! This is KRS-One ! ».
Le morceau suivant, Word From Our Sponsor, met une nouvelle fois en avant le statut de poids lourd du crew BDP sur la scène Hip Hop. C’est une diatribe ferme contre les MC bidons et les lyrics faibles. KRS rappelle que dans ce milieu où les forts survivent et les faibles périssent, le savoir est la plus saine des nourritures comparée à l’amertume du poison de l’ignorance : « Because the strong survive, the weak will perish. Ignorance is a poison and knowledge will nourrish ».
Dans Elementary, professeur KRS revient assener son savoir en compagnie de Scott LaRock. Un cours de rattrapage indispensable pour tous les MCs qui piquaient du nez au fond de la classe. Le sample de guitar de AC/DC donne vie au titre Dope Beat et fait ingénieusement le lien entre une production musicale techniquement impeccable et la qualité indiscutable de la plume de Kris.
La tragique épidémie de crack est le thème principal de Remix for P Is Free. Ce dérivé bas-de-gamme de la cocaïne, beaucoup plus nocif et addictif que sa grande sœur, a nécrosé les ghetto étasuniens dans les années 80. KRS-One nous parle ici de la tranche la plus pauvre de la population rendue esclave du produit et réduit à échanger des prestation sexuelles contre une dose.
The Bridge Is Over, quant à lui, est un nouveau coup de poing musical venant frapper le Queens Bridge déjà au sol après un premier round presque fatal. KRS-One, en grande forme, virevolte nonchalamment sur le riddim en maniant parfaitement le patois jamaïcain. Le morceau Super Hoe, qui inspirera plus tard MF Doom, raconte le succès que Scott LaRock rencontre auprès des femmes avec désinvolture. Pour finir, le titre éponyme Criminal Minded, qui conclut l’album, est une réponse, ou plutôt un rappel, au premier titre. Il vient mettre le point final à l’opus et inscrire à jamais dans l’histoire le nom Boogie Down Productions.
Une violence comme avertissement pontifiant
En somme, en l’espace de quarante-cinq minutes l’auditeur est propulsé dans l’esprit complexe d’un jeune noir de New York à la fin des années 80. Ce dernier combat la négativité de son environnement par une éducation qui lui vient de la rue et de ses expériences. Les gangs ne sont pas mentionnés alors que la mort n’est jamais loin. La violence et la drogue sont présentes mais jamais glorifiées. Les armes le sont pareillement, mais le premier amendement de la Constitution n’est jamais remercié. Si Criminal Minded parait de prime abord gangsta de par sa violence, il est en réalité plutôt conscient et KRS se dresse plutôt en professeur du Hip Hop et des jeunes générations avec un message qui peut s’apparenter à un avertissement, ce qui sera d’autant plus amplifié sur les albums suivants.

Les rimes ne sont pas complexes techniquement mais le flow est dansant et les punchlines percutantes. De plus le charisme et la présence de Kris le rendent inimitable. En ’87, il n’y a pas de débat : KRS-One du BDP est imprenable. Il obtient de facto le statut de « boss de fin » du rap. C’est Bison dans Street Fighter, Shao Khan dans Mortal Kombat. Notons aussi un don pour l’art du story-telling, une musicalité sans fin, et un diplôme de professeur d’ «histoire de la streetosophie ». Il va sans dire que KRS-One est un des artistes les plus complets et les plus talentueux de sa génération.
Le « crime » auquel fait référence le titre de l’album est d’ouvrir de force les yeux de la société américaine d’un coup sec. KRS et le BDP ont accompli la mission de choquer l’opinion avec une imagerie délibérément violente. Le but n’étant pas d’enfoncer les portes du mainstream pour dominer les charts, mais d’éveiller les auditeurs à l’érudition du ghetto. Criminal Minded est un bijou qui sera maintes fois copié mais jamais égalé. C’est la pierre angulaire sur laquelle s’est reposé toute une génération d’artistes et ce jusqu’à aujourd’hui. A l’heure où j’écris ces lignes le disque fête ses 36 ans, comme moi bientôt, or malgré quelques instru un peu datées, son mordant et son intelligence reste intactes.
Malheureusement l’histoire du groupe changera dramatiquement quelques mois après la sortie de l’album, un jour d’Aout 1987. Scott LaRock, 25 ans, se fait descendre en pleine rue. Ce jour-là il était intervenu dans une dispute opposant son poulain D-Nice et une bande stick-up kids. Damn…