« Kollage », les influences jazz de Gang Starr
Chrysalis / EMI, 1996
1996. Une année marquée par de très grosses sorties : Nas, 2Pac, Busta Rhymes, De La Soul, Ghostface Killah… Si les deux côtes sont bien en place, d’autres artistes tentent de percer en venant de villes qui n’ont pas encore la même renommée. Outkast va mettre Atlanta sur la carte avec ATLiens et le Midwest se fait aussi entendre. 3 ans auparavant, à Philadelphie, The Roots ont commencé leur révolution avec Organix qui a été un relatif échec commercial. Il faudra attendre le second album, Do You Want More ??, pour qu’ils soient installés. Même schéma pour les Fugees avec Blunted on Reality, puis The Score. Cependant, une artiste souvent mise de côté vaut aussi la peine qu’on parle d’elle. Elle vient également de Philadelphie et évoluera à New-York, retour sur Kollage, l’album innovant et original de Bahamadia.
Un début de carrière très prometteur mais vite avorté
Antonia Reed a.k.a. Bahamadia se fait un nom dans le hip-hop en premier lieu en tant que DJ, au milieu des années 80. Alors que Philadelphie est historiquement marquée par une empreinte soul avec Delfonics, the Jones Girls ou encore Harold Melvin & the Blue Notes, le Hip Hop n’est pas arrivé tout de suite dans cette ville. Il faut attendre 1986 pour que Schoolly D importe ce genre et devienne le premier MC de la ville. Cet héritage jazz va marquer la jeune femme, et l’arrivée de The Roots sur la scène va entamer une nouvelle ère du rap à Philly.



Portée par ce nouvel élan, Bahamadia se met à écrire et devient MC. Elle rencontre le producteur DJ Ran qui l’aidera à publier son premier single en indépendant, Funk Vibe, en 1993. Le morceau arrive jusqu’à Guru, la moitié de Gang Starr et c’est le début de l’aventure puisqu’elle fait partie des affiliés du duo avec Jeru The Damaja, Big Shug, Group Home ou plus tard, Afu-Ra.
Un style particulier et atypique pour le hip-hop de 1996
Ce qui fait le charisme et le flow de Bahamadia c’est bien sûr sa voix : des notes nasillardes mais pourtant un timbre doux avec un phrasé rempli de slang et des mots parfois machés. Elle est posée et reste souvent monotone.
Son approche est bien plus accolée au spoken word que de l’utilisation d’une voix animée et mélodieuse. Il s’agit d’un mouvement poétique hérité du jazz qui était très utilisé par les auteurs littéraires afro-américains des années 60-70. Il prend tout son sens à la période de la Harlem Renaissance en se basant sur les discours de personnalités politiques comme Marcus Garvey, ou le « I have a Dream » de Martin Luther King.
Il a inspiré directement le slam mais aujourd’hui on le différencie de ce dernier par l’accompagnement musical qui peut y être intégré. Le spoken word se concentre sur l’utilisation des respirations, les mots en eux-mêmes, leur cadence et rythme. Il s’agit presque d’écrire un texte et de faire comme si on le lisait, en le rythmant, le tout sur des arrangements. La mélodie et les notes sont alors secondaires. Dans le domaine de la poésie, on peut citer Booker T Washinghton , The Last Poets, Gil Scott-Heron, Nikki Giovanni…. Dans le milieu musical, Ursula Rucker est notamment connue pour s’être approprié le spoken word. Explorons et découvrons comment Bahamadia réussit à utiliser ses codes et le rendre groovy à travers cet opus.
Une écriture énigmatique
L’introduction de l’album démarre sur son nom scandé par un hypeman sur un sample de Bobby Humphrey, Set Me At Ease (ou « met moi à l’aise). Parfait pour préparer l’auditeur qui va entrer dans une vraie expérience auditive. Wordplay nous donne dès l’entrée un aperçu de l’écriture de Bahamadia basée sur les allitérations et les assonances.
Elle aime faire rimer les mots aux sons et terminaisons similaires, quitte parfois à déformer un petit peu les mots pour les faire correspondre, les « a » peuvent devenir des « ou » les adjectifs se finissant en « -ic » sont également fréquemment utilisés. A l’instar de la poésie, son phrasé nous donne l’impression qu’elle dépose ses pensées sans les avoir forcément articulées auparavant, et le résultat est vraiment surprenant. D’ailleurs, le morceau Spontaneity fait référence à ce processus avec un refrain chuchoté qui renforce le mystère de sa personnalité sage et calme.
Un univers musical entre jazz/funk et sonorités psychédéliques
Puisque la place est laissée à l’expression et l’écriture, les instrumentales sont fabriquées pour ne pas prendre le pas sur la voix : Wordplay est soutenu par un riff de basse plus Funk que Hip Hop, avec un sample Funk Times Three de Paul Jackson, agrémenté d’un scratch reprenant My Mind Spray de Jeru the Damaja. L’extrait choisi, Excellence With the Wordplay !, indique que l’exercice est presque naturel pour la jeune artiste. L’enchaînement sur Spontaneity casse l’exercice et cette fois, l’instrumentale se fait vaporeux et « japonisant ». Le but est de faire entrer l’auditeur dans la 36ème chambre lyricale, avec une rythmique plus marquée et un sample de Uzuri de Catalyst, un groupe de jazz-fusion local. Les paroles rajoutent une texture grâce aux pauses et découpage des mots. Ce morceau est d’ailleurs assez similaire à Wirlwind Thru Cities de Afu-Ra qui s’inspirera beaucoup de l’Asie pour son premier album Body of the Life Force 4 ans plus tard.
Rugged Ruff nous offre un rap pur et dur avec un flow plus rapide et deux samples au refrain, Halftime de Nas et Bahamadia elle-même et son morceau Total Wreck aussi présent dans la tracklist, enregistré deux ans avant la sortie de l’album. Elle nous montre que malgré sa petite voix c’est une lyriciste à prendre au sérieux, le BPM nous laisse imaginer qu’elle se déplace en même temps et rappe pour rendre hommage à sa ville.
Uknowhowedo suit la même idée mais avec un rythme groovy et laid back qu’on pourrait assimiler à une production de Q-tip. Ski et DJ Red Handed, à la main à la production, y incorporent bel et bien un sample de The Chase Pt. 2 de A Tribe Called Quest, d’où l’aspect smooth de l’ensemble. Ce morceau fait office d’hymne et les backs vocals ajoutent une plus-value motivante au morceau. Elle fait référence à son expérience et son passé de DJ en dédicassant ses compères de philly, Ram Squad, Schoolly D ou encore The Roots.
On les retrouve d’ailleurs le groupe sur le morceau posse-cut Da Jawn dans l’esprit vaporeux et spirituel de Illadelph Halflife, sorti la même année. L’interjection du refrain a été reprise par EMPD pour le morceau Da Joint en 1997. Tout au long des couplets de Bahamadia, Malik B et Black Thought, on entend une alarme incendie, comme si malgré la méditation dans laquelle ils nous emportent, les acolytes laissaient derrière eux une scène de destruction causée par leurs flows et habiletés lyricales. Cette première partie de l’album nous permet de cerner parfaitement l’univers de la jeune MC, mais elle ne se repose pas uniquement sur des acquis.
Des approches musicales qui surprennent
L’originalité de cet album réside aussi dans ses tentatives qui prennent l’auditeur à contrepied. Par exemple, True Honeybuns est produit par DJ Premier, pourtant on ne retrouve pas la structure typique de ses instrumentales. Ici, le BPM est moins énergique, beaucoup plus smooth et sans cuts. La voix de Bahamadia est tranquillement accompagnée par un sample en deux notes de Don’t Fight My Love des Ohio Players. Un morceau facilement écoutable à la nuit tombée.
A contrario, 3 the Hard Way, également produit par Primo, concentre tous les ingrédients d’un banger, Bahamadia est accompagnée de K-Swift, DJ et MC originaire de Baltimore malheureusement décédée aujourd’hui, mais aussi Mecca Starr, originaire de Philly. L’une et l’autre font penser à MC Lyte et Queen Latifah dans leurs intonations, la voix rauque presque masculine de Swift met la pression sur la concurrence alors que l’instrumentale est déjà démentielle. Elle combine trois samples, notamment The Champ des Mohawks, et El Shabazz de LL Cool J pour les cuts. Des lignes des violons stressantes rajoutent un aspect sombre. Là encore, Bahamadia pourrait hausser la voix mais elle choisit un flow posé qui contraste avec la violence de la production, pour la rendre encore plus menaçante, comme un avertissement.
Enfin, on peut noter deux vrais morceaux bien exécutés mais qui sortent de l’homogénéité de l’album. Une déclaration d’amour purement West-coast sur I Confess avec une interpolation vocale de Let’s Get It On de Marvin Gaye. Biggest Part of Me est aussi inscrite dans le but de montrer à l’auditeur la versatilité totale de la jeune femme avec un morceau pour rider et se perdre dans ses pensées au soleil, bien qu’elle rende hommage à ses proches dans ce morceau.
L’album se termine sur Path to the Rythm, morceau très planant dans les passages parlés rappellent la poésie noire et une voix étrangement semblable à celle de Ladybug Meca des Digable Planets. L’instrumentale est à la fois funky et astrale grâce au sample de Slow Dance de Stanley Clarke. Un bel hommage à l’importance et l’influence de la musique sur l’âme et l’esprit.