« People Instinctive’s Travels and The Path of Rhythm », l’empreinte du Daisy Age
Jive / RCA, 1990
La rupture avec l’image du classique du rappeur
Dans le Hip Hop, il fallait avoir une image de « dur », de « tough guy », sinon la musique ne paraissait pas véritable, avec une dose de vantardise pour impressionner la concurrence, ou simplement les auditeurs. Le Daisy Age va venir redéfinir cette image du rappeur. De La Soul l’a déjà réfuté avec sa chanson Me Myself and I sur 3 Feet High and Rising, où les trois rappeurs rejettent même la tenue et l’attitude qui en découlent. En tant que fondateur du Daisy Age, De La Soul va insuffler un vent d’innocence dans le Hip Hop avec une forme d’insouciance infantile.
A Tribe Called Quest va s’inscrire directement dans cette philosophie, à minima pour ce premier album. En réalité, De La Soul sont les grands frères du groupe, ils ont formés ensemble les Native Tongues avec les Jungle Brothers, mais Q-Tip s’est fortement inspiré de 3 Feet High and Rising, pour lequel il a assisté à toutes les sessions d’enregistrement.
Le quatuor se compose du rappeur/producteur Q-Tip, de facto leader du groupe, du DJ et producteur Ali Shaheed Muhammad, ainsi que des deux rappeurs Phife Dawg et Jerobi White, bien que leurs rôles respectifs soient bien plus limités ici. De la même manière que De La Soul l’a fait un an avant eux, A Tribe Called Quest va apporter toute son énergie positive, son insouciance et sa détermination dans le Hip Hop avec un but unique : divertir.



Derrière la fausse candeur de De La Soul, il y avait définitivement un message social qui se cachait. Dire que People Instinctive’s Travels and The Path of Rhythm est dépourvu de message social et politique serait fortement exagéré, mais ce message est bien plus enfoui ici, bien moins mis en avant. Les divers allusions sont plus éparpillées avec l’objectif premier qui est de faire danser et d’amuser.
L’attitude décontractée du leader Q-Tip et Phife en background
Laissons un peu tomber les comparaisons et prenons cet album pour ce qu’il est. Les trois rappeurs, et principalement Q-Tip, ne se prennent pas au sérieux, et en ne se prenant pas au sérieux, ils ne se prennent pas la tête non plus. Leur attitude est tout ce qu’il y a des plus cool et détendue, finalement très bohémienne, comme leur philosophie et leur pensée, tout en étant remarquablement naturelle. Cette façon d’être leur colle à la peau, ils ne jouent pas un personnage. Ils balancent leurs flows calmes avec décontraction et désinvolture, un Hip Hop heureux et positif. Ils font ce qu’ils ont à faire.
Si Q-Tip est leader de groupe, il est omniprésent dans l’album, avec Phife et Jerobi qui sont très en retrait, ils sont d’ailleurs absents des crédits sur la pochette de l’album. Phife a quatre couplets alors que Jerobi se voit seulement attribuer une simple interlude. On a malheureusement, ou peut être heureusement, jamais eu l’occasion d’entendre Jerobi rapper, il est donc difficile de dire si son absence est regrettable, il quittera en effet le groupe après cet album pour se consacrer à la cuisine. Par contre, c’est peut-être plus regrettable pour Phife, qui apporte une alternative attrayante à la voix de Q-Tip. Q-Tip est évidemment un rappeur exceptionnel, mais l’alchimie que le duo est capable de dégager peut apporter beaucoup, on le voit à la manière dont ils se répondent sur Ham’N’Eggs, malheureusement le seul morceau à présenter ce jeu de réponse sur cet album, et on le verra d’autant plus sur The Low End Therory. Et dans l’attitude très décontractée de cet album, une telle alchimie aurait pu beaucoup apporter.
L’insouciance du Daisy Age
Naturellement, les paroles découlent de cette attitude insouciante, même si un petit message social peut pointer le bout de son nez, elles restent toujours sur un ton humoristique et désinvolte. Les deux rappeurs ne sont pas là pour se plaindre ou pour fondamentalement critiquer, ils veulent divertir et faire danser avec des paroles qui sont aussi insouciantes que leur attitude. Q-Tip a cette capacité à raconter des histoires sans grande importance, sans but précis mais toujours divertissantes. L’écriture de Q-Tip est contagieuse, avec des jeux de mots et des rimes habiles, sans trop de complexité pour ne pas dévier du but initial de divertir. Push It Along est sans doute le meilleur exemple et remonte le moral instantanément.
Luck Of Lucien entre aussi dans cette catégorie, Tip est un petit comique avec sa chanson dédicacée à son ami français Lucien Revolucien, a.k.a. Papalu. Sur I Left My Wallet in El Segundo, Tip raconte ses mésaventures lors de ses vacances toujours avec beaucoup d’humour. Légèrement plus conscient mais toujours traité avec beaucoup de légèreté, Public Enemy s’attaque aux maladies sexuellement transmissibles avant de poursuivre avec une histoire d’amour ubuesque pour l’hymne le plus connu et reconnu du groupe, Bonita Applebum. Comme son nom l’indique, Youthful Expression est un message destiné à la jeunesse sur l’importance de voter et le pouvoir de la politique alors que Description of a Fool condamne la violence.
Des mélodies reconnaissables magnifiquement assemblées
A l’écoute de People Instinctive’s Travels and The Path of Rhythm, on s’aperçoit que l’album fonctionne principalement sur des mélodies reconnaissables. Coproduit par Q-Tip et Ali, le travail de sampling est remarquable, mais au-delà des samples utilisées, c’est aussi le mixage et le séquencement des échantillons qui sont exceptionnels. Ali a réalisé ici un travail prodigieux d’assemblage.
Luck Of Lucien s’appuie sur une boucle de Fourty Days de Billy Books dans lequel il reprend des éléments et les assemble magnifiquement. Push It Along reprend un échantillon de saxophone de Grover Washington, Jr. placé à des endroits stratégiques du morceau alors qu’il fonctionne majoritairement sur un rythme de batterie. Footprints démarre sur une boucle de Sir Duke de Stevie Wonder avant de continuer sur un sample de Think Twice de Donald Byrd. Mr. Muhammed fonctionne sur une combinaison de samples des deux groupes iconiques de Funk Boogie avec une vocalise de Brazilian Rhyme de Earth, Wind & Fire et une boucle électronique de Electric Frog de Kool & The Gang. On aperçoit aussi une guitare électrique reprise de Nappy Dogout de Funkadelic sur Ham’N’Eggs pour apporter une petite touche de Funk/Rock psychédélique.
De son côté, le rythme de Bonita Applebum est d’une douceur inégalée, d’une légèreté remarquable tout en étant à la fois délicate et apaisante. Elle fonctionne avec deux riffs entremélés, un repris de Memory Band de Rotary Connection avec notamment le « La La La » chanté par une voix féminine et l’autre repris de Daylight de RAMP.
Le paysage musical de l’album est fondamentalement ancré dans le Funk et le Jazz, et c’est toute la beauté de People Instinctive’s Travels and The Path of Rhythm, les rythmes sont contagieux et fonctionnent parfaitement assemblés les uns dans les autres superposés à des rythmes de batterie bruts. Ils oscillent aisément entre le Funk et le Jazz, et plus rarement le Rock, pour une palette de samples éclectique tout en respectant une toile de fond cohérente.