La beauté candide de Eye Know de De La Soul

La beauté candide de Eye Know de De La Soul

Un titre tout aussi inventif que transgressif


« Une nouvelle philosophie positive pour le Hip Hop »

Au moment où De La Soul apparait dans le Hip Hop, il y avait encore tout un monde à explorer pour ceux qui souhaitent s’aventurer dans le genre musical. La première partie du Golden Age, qui s’étend approximativement de 1987 à 1993, a été l’une des périodes les plus prolifiques en terme d’innovation. Sans qu’on s’en aperçoive, les bases du Hip Hop moderne étaient en train d’être posées, pierre par pierre, avec des réalisations qui pullulaient comme des abeilles autour d’une ruche, chaque album était une innovation majeure pour les générations suivantes. De La Soul était au cœur de cette génération fondatrice avec un style qui allait apporter beaucoup au Hip Hop.

Avec 3 Feet High and Rising sortie en 1989, De La Soul insufflera le Daisy Age, une sorte de mouvement, ou plutôt une philosophie, un nouveau vent, au sein du Hip Hop, qui sera repris par quelques artistes et groupes de cette époque. Une philosophie pleine de positivité aux allures candides et naïves avec un message finalement caché d’une fausse innocence presque Hippie, qui de premier abord semble plutôt éloigné du mouvement Hip Hop.

Quelques groupes suivront cette tendance de manière plus ou moins directe. Sans le vouloir A Tribe Called Quest s’inscrira partiellement dans ce mouvement avec des paroles philosophiques. Plus activistes, des groupes comme KMD et Brand Nubian s’en inspireront tout en étant beaucoup plus revendicateur et belliqueux dans leur approche. Da Bush Babees, Black Sheep ou plus lointain géographiquement The Pharcyde, sont d’autres exemples. Plus globalement, cette philosophie sera principalement portée par le collectif des Native Tongues.


« Une palette de samples encore inexplorée »

3 Feet High and Rising et sa marguerite sera l’emblème de cette philosophie. Et si cet album a porté avec lui toute une idéologie dans le Hip Hop, il ne s’agit pas de sa seule innovation. Si cette philosophie est aussi identifiable et reconnaissable, la musique et les sonorités en sont indissociables, au-delà des paroles, de l’attitude et du message véhiculés par De La Soul. C’est ici que Prince Paul intervient. Les techniques de sampling seront inédites dans le Hip Hop, premièrement dans la sélection d’échantillons utilisés, deuxièmement dans l’ingéniosité pour les superposer et troisièmement dans les sonorités.

Le sampling est loin d’être nouveau pour le rap, EPMD avait déjà révolutionné les techniques mais avec des samples de hits connus pour un groove dansant. Prince Paul confectionnera des rythmes enfantins, pleins de joie, de positivité, de naïveté, et surtout d’ingéniosité dans la réalisation avec une palette de samples encore inexplorée et un assemblage prodigieux. Ceci fait de Prince Paul le grand architecte de la musicalité du Daisy Age. Il s’agit de la deuxième grande innovation de 3 Feet High and Rising.

On pourrait s’étendre longuement sur la philosophie du Daisy Age et sur 3 Feet High and Rising en particulier, qui feront tous les deux l’objet d’un article dédié. Ici, nous allons nous attarder sur la construction prodigieuse d’un des singles de l’album, Eye Know. Si beaucoup de morceaux de l’album, pour ne pas dire tous, auraient pu faire l’objet d’une rétrospective, j’ai sélectionné ce titre par affinité personnelle, mais aussi parce qu’il représente à merveille cette philosophie à la fois dans les sonorités et dans les paroles, sans compter sa construction exceptionnelle.


« Un rythme d’une positivité enfantine utopique »

A l’écoute d’Eye Know, on s’imagine instantanément dans la peau d’un jeune enfant avec un grand sourire, heureux et naïf, déambulant et gambadant de manière légère au milieu d’un champ fleuri sous un grand soleil. La gaîté provoquée semble presque utopique. Si cette mélodie est l’œuvre du génie de Prince Paul, elle est la combinaison de samples minutieusement sélectionnés et magnifiquement assemblés. Le sifflement repris de (Sittin’ On) The Dock of the Bay d’Otis Redding est la première marque enfantine de la chanson. Il entraine dans un élan de bonne humeur immédiat qui renvoie directement à l’innocence de l’enfance. Les cornes de la chanson Make This Young Lady Mine des Mad Lads inonde par son air candide avec une douce mélodie semblable à une berceuse. 

De son côté, l’accord de guitare et le riff de clavier de Peg de Steely Dan offre un rythme d’une délicatesse sans équivalent, lisse comme une peau de pêche et onctueux comme une crème, tout en étant suffisamment entrainant pour assurer le rythme. Seul un rythme de batterie de Sly and The Family Stone pouvait combler cette harmonie, quelques battements légers et lointains de caisse claire repris de Sing A Simple Song, superposé à quelques coups de toms de Get Out of My Life, Woman de Lee Dorsey pour donner le tempo lent souhaité. Tout s’imbrique à merveille pour une chanson d’amour naïve. Si Prince Paul fait un travail magique sur le sampling, le DJing de Maseo est aussi incroyable.


« Eye know I love you better »

La voix chantée du refrain, également reprise de Peg, est seulement irrésistible. Elle décrit parfaitement l’humeur de la chanson avec une simple phrase remplie de gaité, d’amour et de vulnérabilité, une sincérité naïve qui relève de la crédulité attribuée à l’enfance : « Eye Know I love you better ». Cette rime est d’autant plus embelli par le jeu de mot, les yeux et le regard étant le révélateur de l’amour. Cette simple phrase est lourde de sens tout en étant finalement dichotomique, seul un adulte possède l’expérience et le discernement pour interpréter un regard amoureux. Aussi mignonne soit-elle, elle n’est finalement pas si naïve qu’elle prétend l’être, et peut en réalité s’apparenter à une douce manipulation, je vois que tu m’aimes alors que je peux me dévoiler sans risque. Elle révèle à la fois une forme de malice, qui est plutôt enfantine, et une forme de manipulation, qui nécessite plus de maturité.

Posdonous et Dove jouent intégralement sur cette dichotomie, une chanson d’amour pleine de sincérité et de poésie, mais avec un but précis qui est suggéré avec des allusions subtiles que dans les lignes tardives du morceau. Beaucoup de rimes sont à double sens avec une ingénuité enfantine mais un but que seul un adulte peut comprendre :

Dove

It’s I again and the soul that I send,
Is taking steps to reach your heart,
Any moment you feel alone,
I can fill up your empty part,
We can ascend ’til we reach De La Heaven,
And in a spin, we’ll hit the top ten

Posdonous

When transistors will play
Come into bed is the mood
Dolby sound will be then top crowned
When I put the needle into your groove
I got a good thing
And in full swing

La chanson est en fait une drague déguisée, une révélation qui a pour but de séduire avec ce qui s’en suit. Les deux rappeurs mettent les formes, la romance et la poésie qui accompagnent l’exercice habituel entrepris par les hommes. Les rimes laissent suggérer qu’il peut s’agir d’une histoire de cœur ou d’une histoire de sexe. Pourtant les paroles s’enivrent dans une espièglerie, à la fois anodine mais pleine de malice.


« Une attitude et une imagerie pour une immersion dans le monde imaginaire de De La Soul »

Les flows lents et nonchalants du duo se fondent parfaitement dans le rythme down tempo, mais il est aussi parfait pour la conquête mise en œuvre. Ils ne se précipitent pas, ils énoncent leurs mots avec calme et maitrise, conscient de leur objectif tout en paraissant romantiquement amoureux. Elles reflètent à la fois l’attitude hippie et décontractée du groupe, et la fausse candeur infantile de la séduction qu’ils tentent de mettre en place, sans aucune fatalité et en toute futilité.

L’imagerie du clip s’inscrit magnifiquement dans la thématique du morceau tout en étant très représentative de la philosophie du Daisy Age incarnée par le trio. On retrouve une nouvelle fois les codes de l’enfance avec des bulles d’eau qui envahissent ce décor enfantin dès les premières secondes. Le dessin sans nuance, aux couleurs vives et aux traits grossiers, est le fond idéal pour cette idéologie ingénue et positive qui relève de la pudeur enfantine. S’en suivent des ballons de baudruche pour compléter cette atmosphère de cours de récréation pour une immersion parfaite dans le monde imaginaire hippiesque de De La Soul.


Au même titre que 3 Feet High and Rising, Eye Know est une merveille du Daisy Age. De La Soul casse les codes du Hip Hop pour lui donner une saveur ludique et joyeuse, tout en réinventant les techniques de sampling avec une palette plus éclectique. A l’image de De La Soul, un morceau tout aussi inventif que transgressif pour le Hip Hop.

Par Grégoire Zasa


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