« The Score », le savant mélange entre Hip Hop, Soul et Reggae
Ruffhouse / Columbia, 1996
« Les débuts difficile d’un groupe devenu mythique »
S’il est suffisamment rare qu’un groupe se voit octroyer une deuxième chance dans cette industrie musicale tortueuse, les Fugees sont définitivement un contre-exemple. Parfois, les artistes n’ont même pas leurs chances, nombreux sont ceux qui se sont arrêté à l’étape même de la demo, sans trouver preneur auprès des maisons de disque pour obtenir les tant convoités contrats et avances pour produire l’album. Ces artistes sont de fait inconnu du public puisqu’ils ne sont jamais parvenu à sortir un album, absent des bacs et totalement en dehors des radars.
En 1993, le trio de South Orange dans le New Jersey a réussi à signer un contrat avec Ruffhouse Records, qui possède un partenariat de distribution avec la prestigieuse Columbia. La maison centenaire possède un catalogue impressionnant dans de divers genres musicaux allant du Jazz au Rock, en passant par le Funk ou le RnB, avec des artistes tels que Miles Davis, AC/DC, Pink Floyd, Mariah Carey, Frank Sinatra, Celine Dion ou Earth, Wind & Fire, la liste est longue. Si Ruffhouse est plus modeste, elle produit déjà à l’époque des artistes à succès comme Cypress Hill ou Kris Kross.



Quand le premier album des Fugees, Blunted On Reality, se fraie un chemin vers la radio à la fin de l’année 1993, le succès de ces premiers singles n’est pas au rendez-vous. L’album arrive dans les rayons à l’hiver 1994, même si les critiques sont plutôt favorables, sans crier au classique pour autant, les ventes ne sont pas seulement décevantes, elles sont catastrophiques, 12000 copies vendues jusqu’à la sortie de The Score, qui redonnera une légère visibilité à ce premier essai raté. Dans une époque où le Hip Hop a le vent en poupe et avec un distributeur reconnu, qui a assuré une promotion décente avec trois singles, cet échec est difficilement explicable. En 1994, le Hip Hop prend certes un tournant plus gangsta mais les albums conscients trouvent malgré tout le succès. La sortie tant attendue d’Illmatic de l’enfant prodige, aussi sur Columbia, a peut être fait un peu d’ombre au groupe, mais pas suffisamment pour expliquer un tel échec.
Les Fugees manquaient-ils de talent ou simplement la musique proposée n’était pas au goût des auditeurs ? Difficile à dire, mais Ruffhouse a continué à faire confiance à son groupe. La maison a octroyé une belle avance de 135 000$ avec une totale liberté artistique pour l’enregistrement d’un second album, preuve que Ruffhouse croyait au talent du trio. Très rare sont les secondes chances, d’autant plus après un échec aussi cuisant et sans reformation du groupe, mais surtout avec une avance de 135 000$, relativement conséquente pour l’époque. Bien des groupes se sont vu mis dehors pour moins que ça.
« Le refuge des prodiges dans la Booga Basement »
La préparation de The Score est enclenchée. Le groupe utilisera les 135 000$ pour aménager la cave de l’oncle de Wyclef en studio avec du matériel d’enregistrement, qu’ils appelleront la Booga Basement. Un endroit qu’ils qualifient de paisible et permet d’exprimer leur talent et créativité artistique sans pression. Rare sont les groupes qui investissent autant de leur avance pour du matériel, on se rappelle DJ Quik qui s’est vu offrir une avance de 50 000$ par Profile Records, Quik Is The Name étant pratiquement intégralement enregistré, il a conservé la quasi-intégralité de l’avance. Les Fugees avaient visiblement cette volonté d’avoir un endroit à eux, leur permettant de peaufiner et de perfectionner leur musique, sans la pression et le contrôle des producteurs qu’ils ont déploré pour l’enregistrement de Blunted On Reality.



Le trio se lance dans la confection d’un album à leur image, la musicalité reflète les origines de leurs auteurs, Wyclef et Pras étant haïtiens et Lauryn Hill d’origine jamaïcaine et britannique. Les Fugees s’identifieront dans un rap alternatif mêlant Soul et Reggae avec une légère touche de Rock et de Folk, avec une utilisation massive de samples et d’instruments acoustiques lives, notamment la participation du cousin de Wyclef, Te Bass, à la basse. Le trio a fortement progressé depuis Blunted On Reality, les textes de Wyclef et Pras sont à la fois plus raffinés et incisifs, et la présence plus marquée de Lauryn Hill, aussi bien au rap qu’au chant, permet d’osciller entre le Hip Hop et la Soul.
Même si la couverture pourrait faire penser à un album de mafioso rap avec une référence directe au Parrain, il en est rien réalité, à part peut-être les quelques références à la mafia sicilienne éparpillées sur l’album. La véritable raison du choix de cette couverture est d’ailleurs relativement floue puisque très éloigné du thème et des sonorités de l’album. Le choix est peut être simplement esthétique, et ils tapent dans le mile au vue de son élégance.
« L’alliance entre rap social et rap prétentieux »
L’intro reprend plusieurs extraits des paroles de l’album sur un riff de guitare magnifique, avant de se lancer dans un morceau où ils affirment leur supériorité au micro face aux autres rappeurs, mais aussi sur les raisons de faire du rap, argent contre passion. Ce morceau rappelle d’ailleurs étrangement How Many MC’s de Black Moon sorti trois ans plus tôt sur Enta Da Stage, bien que beaucoup moins agressif et crasseux dans l’interprétation et les textes. Les deux morceaux suivants vont suivre le même thème. Sur Zealots, Wyclef déplore l’hypocrisie des rappeurs qui disent restés véritable tout en cherchant désespérément le succès commercial, et Ready Or Not s’en prend à la concurrence qui oserait venir les défier avec des paroles acérées de Lauryn Hill.
Si les premiers morceaux de l’album sont fanfarons et rappellent les débuts du Hip Hop pour son aspect prétentieux, l’autre partie tourne plutôt autour du racisme et de la société, sans tomber pour autant dans les clichés et la violence. Il y a un aspect beaucoup plus éclairé et observateur que revendicatif, notamment sur The Beast qui déplore la situation des noir américains par rapport à la violence policière, ou encore à l’insécurité sur Cowboys. Plus social, Family Business revient sur la perte des repères familiaux et la méconnaissance des racines dans les sociétés noires des États-Unis.
« Une musicalité éclectique fondée sur des samples reconnaissables »
Intégralement autoproduit par le trio lui-même accompagné de Te Bass, à l’exception de Fu-Gee-La de Salaam Remi, les productions s’appuient sur des riffs samplés sur des hits reconnaissables, quand il ne s’agit de reprises directes. Le solo de Wyclef, No Woman, No Cry, est une reprise de la chanson du même titre de Bob Marley et le solo de Lauryn Hill reprend Killing Me Softly With His Song de Roberta Flack superposé à un sample de Bonita Applebum de A Tribe Called Quest. Si les reprises peuvent parfois présentées peu d’intérêt, la façon dont les deux artistes respectifs se réapproprient le morceau en apportant à la fois une touche Hip Hop sans véritablement dénaturé l’originale est exceptionnelle.
De son côté Fu-Gee-La reprend le refrain de Ooo La La La de Tenna Marie magnifiquement interprété par Lauryn Hill sur un sample de If Loving You Is Wrong, I Don’t Want To Be Right de Ramsey Lewis. Le refrain de Lauryn Hill est d’une puissance inégalée, sa voix Soul est envoutante. Et il ne s’agit pas ici du seul exemple de l’album. Zealots emprunte un riff de I Only have Eyes For You des Flamingos, Ready Or Not sample le rythme de Boadecea de Enya avec un refrain repris de Ready Or Not Here I Come du groupe de Rock The Delfonics alors que Cowboys reprend la guitare de Something About Love de The Main Ingredient.
Entre les différentes reprises, samples de riff reconnaissable et interpolation des refrains, on pourrait se demander s’il y a une réelle créativité artistique et recherche musicale sur The Score. Les reprises ont toujours existé dans tous les genres confondus et le Hip Hop s’est toujours basé sur les samples, et donc sur l’emprunt pour ensuite se réapproprier le morceau à sa façon. Le sampling est d’ailleurs l’un des premiers éléments de la recherche musicale dans le Hip Hop. En conséquence, il faut plutôt s’interroger sur la qualité de ses reprises, l’apport par rapport à l’originale et la réappropriation faite sur la musique pour lui donner une nouvelle vie et une nouvelle identité. Si on doit se poser la question sur la qualité de celle-ci sur The Score, la réponse serait indéniablement oui.
« Du chef d’œuvre à la séparation »
Alliant rythme et mélodie avec un mélange savant de chant et de rap, The Score est un album qui fascine par son éclectisme musicale parfois aux frontières du Hip Hop. La palette sonore aux multiples inspirations avec une utilisation inventive des samples donnent une grande puissance à l’ensemble avec une identité distinctive dans le paysage Hip Hop de cette époque. Les prouesses vocales de Lauryn Hill, la versatilité de Wyclef a oscillé entre chant et rap et la dextérité lyrique du trio ne peuvent qu’être salués et applaudis. L’isolement du groupe dans la Booga Basement a définitivement eu un effet bénéfique dans la création artistique de The Score. Libérés de toute contrainte, ils ont pu s’exprimer à leur manière pour sortir une musique à leur image, une musique qui reflètent l’identité du groupe.

A la suite de The Score, le groupe se séparera pour poursuivre des carrières solo en 1997. Les raisons de la séparation du groupe sont sans doute beaucoup plus profondes qu’une simple volonté de s’exprimer en solo. La relation compliquée entre Lauryn Hill et Wyclef, marié à l’époque, a sans doute eu raison du groupe, avec Pras qui se sentait peut être comme la cinquième roue du carrosse. Wyclef sortira son premier album dès 1997, The Carnival, avec d’ailleurs plusieurs participations de Lauryn. Elle suivra en 1998 avec The Miseducation, qui contiendra une allusion subtile dès le premier morceau, Lost Ones, à sa relation avec Wyclef qui semble s’être terminée dans des conditions fâcheuses, éloignant de plus en plus les espoirs d’une réunion du trio.