L’évolution du Hip Hop, du super-héros vers le super-vilain
« Un but commun de divertissement et d’éducation »
Le Hip Hop et les comics n’est pas l’association la plus évidente quand on regarde de loin. Pourtant, plusieurs parallèles peuvent être fait lorsqu’on regarde avec un peu plus d’attention. Les comics sont nés bien avant le Hip Hop. Dès les débuts de ce dernier, il y avait déjà des synergies entre les deux mondes. Les deux arts s’adressaient directement à la jeunesse, avec un but premier qui n’est autre que de divertir, de s’amuser, mais aussi de faire passer un message, et donc de parler à la jeunesse, en un sens de l’éduquer. Il est clair que quand on s’adresse à la jeunesse, faire passer son message didactique de manière ludique fonctionne toujours beaucoup mieux. Pourtant, il ne faut pas être trop didactique, et surtout ne pas paraître moralisateur, avec la subtilité d’enseigner des leçons de vie.



A ses débuts, le Hip Hop était principalement une musique de divertissement, le message social était présent mais beaucoup plus subtil. Le discours était essentiellement centré sur une volonté de rassemblement, de porter la communauté noire-américaine vers une cause commune, vers une direction commune, vers une voie axée sur la connaissance et la prise de conscience. Ce message est devenu beaucoup plus radicale et revendicateur, et surtout moins festif, que beaucoup plus tard, à partir de la fin des années 80, notamment sous l’impulsion de Public Enemy, N.W.A. ou les Brand Nubian.
« Le rappeur super-héros, messager de la jeunesse »
Dès les premières block-parties au milieu des années 70, la combinaison du Maitre de Cérémonie et du DJ s’apparente à la définition même du super-héros. Celui qui est sur le devant de la scène et celui qui agit plus en coulisse, en retrait dans l’ombre, Batman et Alfred, Ironman et Jarvis. Le Maitre de Cérémonie opère finalement comme un super-héros, un homme lambda en dehors de la scène et le héros de la jeunesse la nuit lorsqu’il est sur scène. On connait son identité en dehors de la scène, mais on le connait différemment sur la scène, c’est un autre personnage, une autre identité, notamment par le biais du pseudonyme. Il est aussi le héros de la jeunesse, celui qui agit pour son quartier et représente le quartier, qui divertit, qui rassemble, tout en poussant un message social. Mais le but à cette époque est principalement d’impressionner, de s’affirmer et de montrer sa supériorité avec des punchlines fanfaronnes et pleines d’égo, ce style de Hip Hop sera l’un des plus populaire jusqu’à la fin des années 80.
Un peu plus tard, des crews se formeront dans le Hip Hop, agissant comme des équipes de super-héros auprès des quartiers, avec l’identité visuelle qui va avec, et notamment le logo, à la manière des X-Mens, des Avengers ou de Justice Leagues. Le groupe iconique de Staten Island, Wu-Tang Clan, a bien compris l’importance du logo pour construire son image, le W jaune est probablement le symbole le plus reconnaissable que le Hip Hop ait connu, même plus de 30 ans après sa création. D’autres rassemblements de MCs comme le Juice Crew, N.W.A & The Posse ou encore Public Enemy s’apparentent à ses associations de super-héros. Plus anciens, les noms des groupes rappellent étrangement les intitulés des groupes de super-héros, Grandwizard Theodore & the Fantastic Five, Grandmaster Flash & The Furious Five et même les Stetsasonic.
« D’un Hip Hop divertissant à un Hip Hop plus concret »
Cette tendance disparaitra petit à petit dans le Hip Hop avec l’apparition du Gangsta Rap ou simplement dans un Hip Hop d’expression plus personnelle, revendicatrice ou non. Le rôle d’éducateur se fait de moins en moins ressentir et cette image de super-héros au service de la société s’estompe au fur et à mesure du temps. Le Hip Hop politico-social subsiste mais avec une image bien différente, bien moins ludique et beaucoup plus agressif et belliqueux. Le rappeur n’est plus un super-héros, il ne fanfaronne plus, il parle de sa réalité, de son quotidien, dans certain cas de son désir de réussite sociale et matérielle, en tant qu’individu des milieux défavorisés. En un sens, le rappeur devient un super-vilain aux yeux de la société.



Pourtant certains rappeurs vont continuer à s’inspirer de l’univers des comics, mais plus en tant que super-héros eux-mêmes, mais par l’intermédiaire d’un alter-ego, super-héros ou super-vilain, soit pour diffuser un message social, soit simplement par identification personnelle. Le but ici n’est pas de dresser une liste exhaustive des super-héros ou super-vilains dans le Hip Hop, mais plutôt de comprendre comment les rappeurs ont introduit et utilisé l’univers des comics dans leur art et surtout dans quel but.
« L’identité visuelle des comics dans le Hip Hop »
Le Wu-Tang a directement repris cet univers des comics avec un mélange de mythologie asiatique et de culture des arts-martiaux. En plus du logo, emmené par le chef de troupe RZA, les rappeurs vont s’apparenter à des super-héros, Method avec Johnny Blaze a.k.a. Ghost Rider ou encore Ghostface Killah avec Tony Stark a.k.a. Ironman. On se retrouve finalement avec un groupe à la X-Mens dirigé par le professeur Xavier incarné par RZA, les autres rappeurs ayants chacun leurs compétences, leurs personnalités et leurs styles, en un sens, chacun possède un superpouvoir qui se complète et s’associe. Pourtant, les membres du Wu n’incarneront pas leurs personnages dans un but social, mais plutôt pour des raisons personnelles et dans un but d’échapper à leur réalité ou au contraire parce que le personnage incarne leur réalité. L’identité visuelle du groupe s’inspire d’ailleurs partiellement des comics, et le plus flagrant est Wu-Massacre sorti en 2010.



Quelques autres rappeurs se créeront des alter-egos de super-héros, mais avec une utilisation beaucoup plus partielle, sans reprendre directement l’identité visuelle des comics. Parmi les plus notables, on peut citer Big Pun avec The Punisher, Jean Grae avec Jean Grey des X-Mens, ou encore les producteurs David Banner a.k.a. The Hulk ou DJ Clark Kent a.k.a. Superman. Pour ces artistes, les parallèles avec l’univers des comics se fait principalement par le pseudonyme choisis, bien que quelques allusions puissent être trouvées dans leurs musiques, généralement par simple identification personnelle ou par passion pour les comics.
Dans cette passion, l’un des plus fervents fans de comics au sein du Hip Hop est indéniablement Eminem. Il utilise fréquemment l’univers des comics dans son art, le premier exemple est la chanson Superman, métaphore utilisée pour décrire ses relations compliquées avec les femmes. On retrouve souvent l’imagerie des comics dans les clips, notamment sur Shake That avec Nate Dogg ou Without Me. Son album avec Kid Cudi s’inspire aussi très fortement des comics, The Adventures of Moon Man & Slim Shady sortie en 2020. Au-delà du visuel, Eminem se sert de son image de super-héros pour finalement s’identifier au Superman du Hip Hop.
Le rappeur de Jurassic 5, Chali 2Na a lui aussi utilisé l’univers des comics avec son album de 2019 avec Krafty Kuts, Adventures of a Reluctant Superhero, accompagné d’une courte bande dessinée. Le rappeur affilié du Wu-Tang, Afu-Ra a suivi le modèle de son crew en se créant un univers lié à la fois aux art-martiaux asiatiques et au monde des manga avec des visuels saisissant.



« La métaphore du super-vilain, le mal de la société »
Les super-héros ont un impact social certain, même si fictif. Mais c’est justement cette fiction qui permet de critiquer la société ou de faire passer des messages plus ou moins indirects. Certains rappeurs l’ont bien compris, mais s’identifient au contraire aux super-vilains des comics. Le rappeur a conscience qu’il n’est pas le super-héros de la société, mais celui qui justement en est rejeté. Le super-vilain est par définition l’incarnation des maux de la société, le mal qu’il faut combattre, qui n’a pas sa place dans ce monde, le paria, le reclus de la société, qui se renferme sur lui-même pour ne pas être vu. La métaphore du super-vilain prend alors tout son sens pour un rappeur qui souhaite critiquer la société.



Czarface est sans aucun doute le groupe qui s’est le plus emparé de l’univers des comics. Le trio composé du membre du Wu-Tang, Inspectah Deck accompagné du duo 7L & Esoteric va reprendre toute l’identité visuelle des petites bandes dessinées avec une ambiance musicale typique du genre. L’alliance entre beats lourds et dramatiques et le Boom Bap des années 90 génère une atmosphère qui rappelle immédiatement les comics. Contrairement au Wu, les Czarface vont plutôt s’apparenter à des super-vilains plutôt qu’aux super-héros, ce qui leur permet de critiquer habillement la société avec un message social subtil.



MF Doom s’est construit tout un univers autour des super-vilains, avec de multiples alter-egos, Viktor Vaughn, King Geedorah ou Dr. Doom. Daniel Dumile a été élevé dans une vision influencée par l’Islam et l’afro centrisme inspiré de la philosophie des Five-Percenters. En ce sens, dès ses débuts avec KMD, son rap avait une tendance très revendicatrice, ce qui lui a valu de se faire renvoyer avec son groupe par sa maison de disque Elektra avant la sortie de Black Bastards initialement prévu pour 1993. Son frère, aussi membre des KMD, trouva la mort au même moment dans un tragique accident de voiture. Suite à ces événements, MF Doom se retire de l’industrie musicale avant de revenir 6 ans plus tard comme le super-vilain masqué. Rejeté et dégouté par l’industrie musicale, MF Doom fera la deuxième partie de sa carrière dans l’underground, dans l’ombre, comme le nouveau personnage qu’il incarne, masqué, agissant sous une nouvelle identité. En plus de l’esthétique musicale et visuelle fortement inspirée des comics, le rappeur va utiliser cette métaphore pour critiquer la société, il ne parle pas en son nom propre, mais comme le super-vilain réprimé du monde.
Avec Czarface, MF Doom est probablement l’artiste le plus abouti en terme d’association entre l’univers Hip Hop et Comics, leur collaboration en 2018 sur Czarface Meets Metal Face est d’ailleurs toute naturelle. Ces artistes embrassent pleinement l’univers des comics avec un concept poussé à l’extrême. Ils s’emparent de la philosophie même des comics en incarnant des super-vilains, ajoutée à l’identité visuelle et musicale.