Def Jam / Ruff Ryders, 1998
C’est un artiste légendaire que nous avons perdu. L’histoire, la vie d’Earl Simmons est à peine croyable et à l’image de sa discographie, elle a toujours alterné entre ombres et lumières. Mais un fil rouge l’a toujours structurée: une fureur de vie, la perception que chaque seconde vécue était un bonus, un miracle en soit. It’s Dark and Hell is Hot, premier projet de 1998 est surement le meilleur pour résumer la marque indélébile qu’il laissera, l’image d’un homme au milieu du désert, blessé, meurtri, déchiré, qui hurle de douleur et qui hurle de joie. Car il sait que la rédemption existe, en ce monde ou dans l’autre.
Tout se résume au combat. DMX est un chien de combat, son énergie est un combat, mais son introspection l’est tout autant, la bataille contre les abysses de l’âme, rouge ocre comme cette pochette sortie des enfers de Dante. Ravagé par le crack dès le plus jeune âge, par une enfance digne des Misérables dans la sombre Yonkers, par la rue, de là vient l’assimilation au chien: pendant sa vie de SDF, les chiens errants furent sa seule compagnie, êtres nomades oubliés de la société, dont les yeux étaient ses seuls miroirs. C’est eux qui lui ont appris que l’instinct de survie est le seul bagage qui ne nous abandonne jamais.



It’s Dark and Hell Is Hot doit donc être un choc musical et visuel, les aboiements, la crasse de briques rouges, les motos levées, la sueur, les torses nus. Orageuse, étouffée, violons horror saccadés, cordes live acides et pianos répétitifs: Dame Grease et PK offrent à DMX l’atmosphère âpre dont il a besoin pour déchainer sa faim, celle d’une rage estomaquée. Le récit d’un déchirement intérieur perpétuel entre lucidité et folie, dévotion et criminalité, Dieu et ténèbres.
Les effets corrosifs de la rue ont abouti à ce dédoublement schizophrénique permanent et nous ouvrent les théâtres de sa psyché, où la frontière entre dialogue et monologue s’estompe, pensées crapuleuses et implorations désespérées s’entremêlent. La fureur d’un Get At Me Dog (pour laquelle DMX mâche des os de chien avant d’enregistrer) ou l’oppressante comptine de Freddie Krueger dans X is Coming côtoient une confession chef d’œuvre comme The Convo.
Car il faut démystifier un procès injuste: DMX n’est pas un gueulard monotone et déchainé sans fond comme certains veulent le résumer. Que ces ignorants viennent nous dire ce qu’ils pensent d’un How’s Is Goin’, G-Funk aussi surprenant que réussi, ou de I Can Feel It, reprise envoutante de Phill Collins (approuvée par ce dernier). Comment nier la profondeur douloureuse du flash-back Lookin Thru My Eyes ou la beauté de ce dialogue-prière accapella dans un album de gangsta-horror rap ?
Et bien sûr, il y a Ruff Ryders Anthem, le bijou explosif concocté par le prometteur Swizz Beatz. Morceau que Earl ne voulait même pas faire (trop simpliste à son goût), il sera le premier d’une longue suite de bangers internationaux qui démontrent pourtant encore une fois, la rare polyvalence de cet homme capable de décrire comme personne les tréfonds de ses cauchemars et en même temps de soulever et faire sauter des foules entières.
Le cœur de l’album est justement autre part. Le dialogue avec le personnage de Damien est central. Dame Grease raconte que DMX a enregistré toutes les voix en une seule prise pour retranscrire ses conversations avec le démon. L’interprétation de sa musique et son identité ne sont en réalité qu’une seule et même chose. Métaphore de l’industrie, personnification de la rue, Satan travesti en ange gardien, Damien est tout ça à la fois. Il est le compromis déshonorant, tuer et renier ses fidélités pour la gloire. DMX n’invente pas le concept mais il est sûrement le premier à lui donner une place aussi centrale: l’alter ego. Damien (qui tire son prénom du film The Omen, Damien étant l’antéchrist) permet le dédoublement dans l’interprétation et devient le prédécesseur du Slim Shady d’Eminem et du Lucy de Kendrick (la trame même de Good Kid Maad City ressemble rien que par son titre à la démarche de IDHIH).

DMX, Damien
Why is it every move I make turns out to be a bad one?
Where’s my guardian angel? Need one, wish I had one
I’m right here, shorty, and I’ma hold you down
You trying to fuck all these bitches? I’ma show you how
But who-? (Name’s D, like you, but my friends call me Damien)
And I’ma put you hip to something (uh-huh) about this game we in
You and me could take it there, and you’ll be
The hottest nigga ever living (that’s a given?) You’ll see
Hmm, that’s what I’ve been wanting all my life
Thinkin’ about my little man, so I call my wife
Well, your dada is about to make it happen
(What you mean, my nigga?) I’m about to make it rapping
Today I met this cat, he said his name was Damien
He thinks that we’re a lot alike and wants to be my friend
(You mean like Chuckie?) Ha ha, yeah, just like Chuckie
(Dada, looks like we both lucky) Yeah
Ce ne sont là que quelques exemples de l’influence qu’aura cet album, destiné à la base à n’être qu’un projet hardcore et dans lequel un Jay-Z n’y voyait qu’un enchainement d’aboiements. Cinq platines plus tard, tirons les conclusions de son impact.
IDHIH arrive dans une période de fin de règne pour le rap de New York, Biggie et Pac sont morts, Puff Diddy a terminé de ‘paillettiser’ l’image du HH. La rue demande du sang, la rue demande de la sueur. Irv Gotti en signant DMX avait compris cette soif (et dire qu’il a failli aller chez Death Row).
DMX, après 27 ans de maltraitance, reçue et donnée, d’aller-retours entre prisons et hôpitaux et de pauvreté, va porter la couronne de NY et du rap mondial. Et il l’a fait en rappant pour les démunis, pour les oubliés, pour ceux qui n’ont plus que l’au-delà comme espoir. C’est pour ça qu’il a foudroyé des millions de gens, mais que la critique ne l’a jamais réellement accepté et que certains le snobent encore aujourd’hui. Il va retourner la table du HH en revenant à la tradition du rap énergique des KRS One et Public Ennemy tout en proposant un nouveau son, synthétique et électrisant. Deux questions que je pose ici : est-il le premier à capter l’auditoire blanc américain, avant Eminem et n’est-il pas celui qui va annoncer la prise de pouvoir du hip hop dans le monde en entrant dans les clubs, ce que Dre achèvera l’année suivante avec 2001.



Mais répétons-le tant qu’il le faut, DMX c’est aussi autre chose. Doté d’une des voix les plus charismatiques de l’histoire, déraillée, caverneuse mais étouffée, elle lui permettra de nous offrir les plus belles injections de gospel dans le rap. Qui sera à la hauteur aujourd’hui de lui rendre un hommage aussi puissant que le même DMX délivrait avec A Yo Kyto?
DMX c’est physique et mystique. Authentique, d’un bloc, il sent plus qu’il ne pense ce qu’il vit. Ce n’est évidemment pas une qualité dans le quotidien, c’est en revanche le cœur même de l’art : faire ressentir plutôt que faire comprendre. Lui qui a tout vécu, a tout gagné et a beaucoup perdu, semble, avec cette mort, avoir abdiqué son combat contre ses propres enfers. Mais DMX n’a jamais trahi sa foi indéfectible en Dieu. Dans un autre album il demandera Lord Give Me a Sign. Je suis certain que pendant cette semaine de coma, il a reçu ce signe. L’intro de l’album commence avec des cloches infernales et tout ceci doit se terminer avec celle du paradis. It’s Dark and Hell is Hot, aujourd’hui de là où il est, Earl nous dit ‘Heaven is love and light’. Ruff Ryders Forever ! RIDE AND NEVER DIE !