« Ready To Die », l’art du storytelling gangster de New York
Bad Boy / Arista, 1994
Les débuts d’un jeune voyou de Brooklyn
Avant d’être un star planétaire, Notorious B.I.G. n’était qu’un jeune petit voyou des quartiers de Brooklyn qui rêvait de faire de l’argent, qui rêvait grand. S’il rêvait grand, lui-même n’imaginait probablement pas devenir une telle icone de la culture urbaine. Et quand on voit d’où il est parti, la prouesse est simplement exceptionnelle, comme son talent, unique, prodigieux, comme on en voit que très rarement.
En réalité, le jeune Christopher Wallace, né d’une mère professeur des écoles, était un élève plutôt brillant tout en étant perturbateur. Élevé dans une famille très précaire après que son père ait quitté le foyer familiale alors qu’il avait deux ans, il commence à dealer de la drogue très jeune, à 12 ans, pour faire un peu d’argent, tout en commençant à rapper dans la rue au même âge. Plus tard, au lycée, il s’investit dans des affaires encore moins scrupuleuses avant de quitter l’école à 17 ans. Il sera arrêté plusieurs fois pour port d’arme illégal ou trafic de drogue et fera même de la prison. Mais en parallèle, le jeune artiste continue de rapper.



A sa sortie de prison, il enregistre une démo sans grande conviction, mais qui sera remarqué par quelques acteurs de la scène Hip Hop et lui vaudra une mention dans la célèbre catégorie Unsigned Hype de l’édition 1992 de The Source. Puff Daddy l’ayant remarqué s’arrange pour lui faire signer un deal avec Uptown Records, label dans lequel il travaille à l’époque. Quelques morceaux sont enregistrés à ce moment avant que Puff Daddy se fasse renvoyer et fonde Bad Boy Records. La deuxième partie de Ready To Die sera alors enregistrer, au début de l’année 1994.
La vision pessimiste d’un jeune rappeur sans repère
Ready To Die sera en quelque sorte le résumé de la vie de Biggie, de son enfance jusqu’à la sortie de l’album, avec un titre qui, comme le contenu du projet, sera très cynique. Ready To Die est un album qui est étonnement enclin au désespoir avec une sorte de fatalité inéluctable dans les récits racontés. Biggie propose une vision pessimiste de la vie avec une froideur déconcertante, mais c’est aussi ce qui fait son succès. Ses récits sont fatalement sanglants tout en étant bien réels, tirés des propres expériences de son auteur. S’il édulcore légèrement pour donner un peu de dramaturgie et provoquer un certain attrait, les histoires n’en sont pas moins inspirées de faits vécus. Cet attrait est évidemment provoqué par la narration et l’écriture sans faille de B.I.G., digne des films de mafia, il y a quelque chose de cinématographique ici. Mais Biggie ajoute aussi une atmosphère morose avec un sentiment de malheur presque permanent et des réflexions sur lui-même et la vacuité de la vie dans les quartiers défavorisés.
L’album démarre naturellement avec une introduction faisant le récapitulatif de sa vie sur des samples allant de Curtis Mayfiled à Snoop Dogg en passant par Sugar Hill Gang. Une métaphore sur les étapes de sa vie, l’enfance pour Curtis jusqu’à Snoop Dogg, sortie un an avant Ready To Die. Things Done Changed s’attarde sur les changements qui s’opèrent dans les ghettos de New York avec des histoires de quartiers brutales et violentes. Si les histoires contées provoquent un effet immédiat, la réflexion de Biggie sur la noirceur de la rue qui change les hommes est intéressante, sur une production composée de quelques notes de piano reprises de The Main Ingredient. Everyday Struggle et Ready To Die seront d’autres histoires qui finissent toujours dans un bain de sang avec un sentiment de désespoir. La première fonctionne sur une boucle reprise de Either Way de Dave Gruisin et la deuxième sur un riff de Singing in the Morning de Ohio Players. Si les titres originaux peuvent paraître joyeux, les producteurs parviennent ici en faire quelque chose de beaucoup plus morose, parfait pour les histoires de Biggie.
Des histoires de gangster dans une violence décompléxée
Gimme The Loot doit être la chanson la plus schizophrénique du Hip Hop, mais pourtant les deux personnages interprétés par Biggie, lui-même et son alter-ego, sont tous les deux aussi tourmentés et violents. Il raconte l’histoire de deux personnages qui sont prêts à tout pour manger, du simple vol jusqu’à tuer, avec une violence totalement froide et décomplexée. Machine Gun Funk propose un ego-trip plein de vantardise mais la beauté de ce morceau réside dans les punchlines et jeux de mots habiles comme Biggie sait si bien le faire. Accompagné de Method Man, The What sera un autre ego-trip avec des punchlines saisissantes, les performances des deux rappeurs sont simplement exceptionnelles, un charisme et une élocution à faire pâlir les meilleurs emcees sur un riff de Can’t Say Enough About Mom de Leroy Hutson.
Warning raconte une histoire de jalousie d’un clan rival qui en veut à son argent avec toutes les querelles et la violence qui en découle, mais Biggie en profite pour glisser quelques mots sur les dangers, ou plutôt les aléas, de la richesse et de la célébrité. Même lorsque Biggie s’empare du sujet de l’amour sur Me & My Bitch, il le fait avec une vulgarité et une froideur déconcertante, pourtant il semble sincère, mais rien ne semble vraiment pouvoir l’atteindre. Et même si les choses semblent pour une fois être belles dans la vie d’un criminel, l’histoire finit toujours dans un bain de sang, comme une fatalité à laquelle Biggie s’est habitué, mais cela semble ici l’émouvoir un peu plus qu’un simple meurtre devenu finalement banal.
La patte orientée Pop de Bad Boy
Quelques morceaux plus racoleurs vont venir s’inviter dans cet élan de désespoir violent. J’ai nommé les trois singles de l’album, Juicy, Big Poppa et One More Chance. Si ces titres restent exceptionnels, on sent qu’il dénote légèrement de l’album par leur optimisme, il s’agit d’ailleurs des titres qui ont été écris dans la deuxième vague de session d’enregistrement, et qui ont été plus ou moins imposés par Puff Daddy. Biggie a été convaincu de les enregistrer par ce dernier, le rappeur les trouvant trop « soft » pour lui. Malgré tout, Biggie arrive en faire quelque chose. Juicy est une éloge de l’enrichissement tout en contant ses pas dans le Hip Hop alors que Big Poppa et One More Chance sont plus sexuels. En réalité, ces morceaux seront les premiers de la nouvelle tendance plus orientée RnB/Pop insufflée par Puffy, et qui seront notamment l’une des marques de fabrique de Bad Boy. S’ils sont particulièrement réussis ici grâce à la plume de Biggie, ce ne sera malheureusement pas toujours le cas pour les autres artistes du label.
D’autres titres paraissent moins saisissants ou mémorables, mais c’est aussi en partie parce qu’ils sont à côté de titres exceptionnels dans l’un des meilleurs albums de rap de tous les temps. Mettez-les sur un autre album et ils ont, pour certains, la capacité d’être le meilleur morceau. Respect et sa production guitaristique reprise de KC & the Sunchine Band transporte par son chant Reggae de Diana King. Unbelievable produite par DJ Premier est aussi brut qu’une roche non taillée où Biggie peut s’exprimer à merveille, qui sera d’ailleurs reprise par Michael Jackson sur Invincible. Friend of Mine est plus anecdotique et sa production rapide et électronique est un peu irritante. Bien qu’elle présente un rap impeccable de Biggie, elle reste une chanson un peu décevante dans l’ensemble.
Avec Suicidal Thoughts, l’album conclue sur une note cynique qui rappelle étrangement son titre, mais qui invite aussi à prendre son destin en main, moins fataliste que précédemment. Biggie nous partage ses pensées sombres avec une noirceur poignante et émouvante, il sait qu’il va aller en enfer et accepte son sort. La morceau termine sur un ralentissement des battements de son cœur jusqu’à un silence plat. Pétrifiant. Ready To Die.
Les producteurs font globalement un très bon travail avec des productions infusées de Funk qui sont généralement sombres, à l’exception des singles qui apportent un peu plus de joie. Mais on ne retient pas forcément les productions sur Ready To Die, et c’est une bonne chose. Biggie se suffit à lui-même avec son flow calme et sa diction parfaite, mais aussi avec ses punchlines et ses jeux de mots fracassants, accompagné de sa vision froide et sa violence cinématographique décomplexée. C’est bien Biggie qu’on retient ici.