« Soundpieces: Da Antidote », l’antidote face à la crise des Low-riders
Stones Throw Records, 1999
Du Rififi dans le Couloir de la Mort…
La fin des années 90 est synonyme de frustration pour le son californien. La G-funk devient du « vu et revu » après avoir dominé sur la première moitié de la décennie. Les source Awards 1995 et ses suites n’ont sûrement pas aidé à ce que ce sous-genre du Gangsta Rap reste mainstream après la première ère Death Row. La dernière grosse sortie du label sera l’album de Daz Dillinger, Retaliation, Revenge and Get Back. Après 1998, le catalogue du label au condamné se compose majoritairement de compilations et ou d’échecs commerciaux. Les destins de chacun des artistes seront tous différents, même s’ils resteront intimement liés avec des collaborations fréquentes. Snoop Dogg part No Limit pour changer d’air.
S’il y a bien eu des albums G-Funk sur la deuxième moitié des années 90, ils opéraient avant tout dans l’underground, on pense notamment au label Hoo Bangin de Mack 10 ou G-Funk Entertainement de Warren G. La scène de la Bay Area avait aussi ses quelques têtes dans l’underground avec un style de G-Funk typique, notamment Sick Wid It de E-40 ou le Dangerous Crew de Too Short. Mais rien d’équivalent à la domination absolue du G-Funk de Death Row quelques années plus tôt. Il faudra attendre le début des années 90 pour retrouver un semblant de visibilité sur le sous-genre, en particulier grâce au G-Funk novateur et Boogie des DPGC avec Daz Dillinger, Kurupt, Fredwreck, Soopafly et Snoop Dogg et ses Eastsidaz.
… Pour que l’underground reprenne le flambeau
Malgré la chute du G-Funk, on peut dire que le proverbe « rien ne se perd, tout se transforme » se manifeste souvent au bon moment. En effet, un vent frais de créativité allait arriver, soufflé par les DJs et des producteurs tout neufs. Grâce à King Tee et au groupe Tha Alkaholiks, le collectif Likwit Crew voit le jour vers 1993-94. Parmi les autres membres, on peut citer Xzibit, Tash, mais surtout le trio Lootpack. C’est de ce groupe et de leur premier album Soundpieces da Antidote dont nous allons parler. Un album qui marque les grands débuts de Madlib sur le label Stones Throw Records.
En réaction au Gangsta Rap et au succès mondial du G-Funk, quelques groupes et collectifs indépendants émergent sur la scène californienne, qu’on regroupe généralement sous le terme de Left Coast avec des groupes comme The Pharcyde, les Hieropglyphics menés par Del The Funky Homosapien, ou encore les Freestyle Fellowship. Le Likwit en est un autre.



Les Lootpack ont été relativement avant-gardiste avec cette première sortie. Il est vrai qu’un autre artiste l’avait déjà été quelques années plutôt, Del The Funky Homosapien. Il commençait à construire une direction artistique « futuriste » qu’il prit tout au long de sa discographie, et qu’il a encore plus concrétisé sous l’alias Deltron 3030 aux côtés de Dan The Automator et Kid Koala. Cependant, les influences et l’idée créative de Lootpack sont bien diffèrent du premier cité. En effet, l’un est un très bon storyteller capable de peindre des tableaux en lyrics et les autres ont pour pierre angulaire l’écriture mais au service de l’énergie et des pass-pass, une expérience du posse-cut.
Stones Throw et les débuts de Madlib
Fondé en 1996 par le producteur Chris Manak aka Peanut Butter Wolf, ce label se veut innovant en ajoutant une touche soul et électronique aux sonorités de la côte. La direction musicale est clairement alternative et il remet à l’honneur les capacités techniques, l’âme de MC des artistes et leur musicalité. Il n’y a pas de recherche du hit parfait ou diffusable en radio. Après le décès tragique de son partenaire Charizma en 1993, Chris trouve la force d’avancer en son honneur et le premier projet paru sur Stones Throw sera leur album commun intitulé My World Premiere. Parmi les artistes signés sur le label on peut citer, J Dilla, Guilty Simpson, Aloe Blacc ou encore Georgia Ann Muldrow.



Ottis Jackson Junior, producteur originaire d’Oxnard, connu sous le nom de Madlib ou Beat Konducta se fait un nom en produisant quelques morceaux sur l’album 21& Over de Tha Alkaholiks en 1993. Il croise la route de Peanut Butter Wolf quand l’EP de Lootpack, Psycho Move, sort en 1995 sur son propre label Crate Diggas Palace. CDP est aussi le nom de son premier collectif où on retrouvait son frère Oh No, Declaime, Kankick et M.E.D. Lootpack est signé sur Stones Throw en 1998 et leur album sort l’année suivante.
Soundpieces : da Antidote, un univers loufoque mais cohérent
Lootpack est donc composé de Madlib, Wildchild et DJ Romes. En compagnie de leurs affiliés, ils se retrouvent pour nous proposer un album concept dont le fil conducteur est annoncé dès l’introduction et le premier morceau : « For the first time in Western History of muisc… I think it must be the first time that you’ll hear this type of things goin’ on ».
Madlib se met en scène dans un dialogue entre lui-même et le docteur SP avec qui il a rendez-vous à 1200, en référence à la fameuse machine rythmique qui a révolutionné le Boom Bap. Il indique à son personnage qu’il a un problème de réception sonore et ne comprend pas les artistes qu’il écoute. Le docteur après plusieurs tests lui prescrit l’antidote : un mélange de sa production couplé aux rimes de ses partenaires. On sait donc tout de suite à quoi on aura affaire, terminé les synthés et la talk-box, voici un des premiers albums de Boom Bap expérimental de Californie s’inspirant pleinement de New-York dans sa construction.
Une ressemblance frappante avec la East Coast
Madlib et Wilchild se revendiquent MCs, et jusqu’à leur arrivée, ce terme était surtout employé sur l’autre côte. On sait que Rakim, KRS-One, LL Cool J ont toujours eu cet esprit de compétition avec cette volonté d’être le meilleur entertainer. L’aspect de la street-crédibilité est mis au second plan, le groupe se concentre sur son art. A cet égard, le concept de l’album est plutôt simple, les Lootpack entrent dans un combat contre les wacks MCs, ceux qui n’écrivent pas.
Par ailleurs, le travail du DJ/producteur est au service du MCing. Alors que DJ Romes a l’unique fonction de scratcher, Madlib rappe et produit, il choisit les samples qu’il y intègre, c’est lui qui rythme les instrumentales et permet à ses collègues d’enchainer leurs couplets ou de s’arrêter. On trouve d’ailleurs au début de l’album l’interlude B-Boy Theme et le morceau Whenimondamic qui renforcent cet hommage au DJ et danseurs ou kickeurs présents à ses côtés.
De nombreuses références bien placées se faufilent tout au long de l’album. Par exemple le refrain de Questions reprend le refrain de How many MC’s de Black Moon avec la fameuse phrase : « How many MC’s must get dis ? ». Madlib et Wildchild demandent aux auditeurs combien ils connaissent de MCs comme eux, des freestylers. Même procédé dans Level Zero où l’on trouve dans le premier couplet une interpolation de Bring The Pain de Method Man : “98’ keep it real son ‘cuz I guess I feel someday that Wild to the Child will rock at will son”. Dans Frenz vs Enz, Madlib ne se prive pas de reprendre Adrenaline de Mobb Deep « What’s about sex, lies, money, murder, jewels, cars, laws, hoes, packs, blunts and gats ? These are the things you think to rap nowadays ». Ici le ton est bien plus critique car le groupe se demande comment les rappeurs peuvent baser leur art sur un vécu de gangster.
Musicalité, rythme et sampling
La tracklist du projet étant longue avec ses 24 pistes, dont 2 interludes, il est difficile de maintenir un flow énergique contant sur toute la ligne. Globalement les prestations ont beaucoup de style même si deux ou trois morceaux dénotent, notamment Crate Diggin’, la production est trop lente pour ce que le titre est censé refléter, à savoir l’héritage du Jazz et de la Soul dont le hip hop s’inspire. Weeded est également en-deçà sûrement à cause d’un refrain pas assez catchy. Answers bénéficie d’une ligne de flûte mélodique assez osée mais là encore les performances lyricales sont assez effacées. On a malgré tout la première apparition de l’alter-ego de Madlib, Quasimoto qu’on retrouvera ensuite dans ses projets solos.
D’un autre côté, il y a de nombreux points positifs comme le posse-cut Long Awaited avec les Dilated People, un autre acteur naissant de la scène underground californienne. L’instrumentale est énergique avec le sample de UFO d’ESG qui rappelle encore une fois l’aspect New-yorkais de la direction de l’album. Les flows sont puissants, on a l’impression d’une armée qui marche soudée dans la ville, prête à en découdre avec d’autres crews. Whenimondamic est également excellent par son aspect hypnotisant et funky avec ce riff de basse samplé de de Mr. Mellow de Maynard Fergusson. L’autre sample de John Philips et sa voix pitchée à partir de Promise Not to Tell donne une impression hallucinogène, dans la droite ligne du concept d’antidote. Il en va de même pour le titre Law of Physics qui renferme un aspect d’urgence : celle de réanimer le Hip Hop en effaçant la concurrence.
L’interlude Interview with Kurt permet de couper la première partie du projet et de nous plonger dans l’intimité du studio avec les producteurs Kurtmaster Kurt et Madlib. Speaker Smashin réitère leur volonté de transformer le son West Coast avec un beat minimaliste, rattrapée par celle de New Year’s Resolution et son sample de Mass Appeal de Gangstarr : « praise hip-hop, 1,2 and u don’t stop ! ».
Si Answers passe plus inaperçu, Likwit Fusion ramène l’énergie qu’il faut : Defari et The Liks échangent d’excellents pass-pass sur une production faisant penser à un manège, une boucle continuelle qui laisse l’auditeur rêveur. L’énergie est maintenue sur le morceau suivant Hityawitdat, purement Boom Bap avec des drums qui font penser à J Dilla au niveau des BPM. Le sample de Still Shining de Busta Rhymes agit comme s’il était en featuring sur le morceau et fait office de refrain ce qui rend l’ensemble très efficace. Si Verbal Experiment paraît trop simple avec son instrumentale très sobre, le morceau est très original de par leurs couplets, on a l’impression que Madlib et Wildchild réalisent des tests de réaction auditive. Ils sont rendus vraisemblables grâce au rictus de voix surprises que l’on entend tout au long de la track. Cette voix est d’ailleurs extraite du morceau I’ll Say It Again de Sweet Linda Divine ce qui colle parfaitement au sujet d’expérience par répétition de sons.
Break Dat Party comporte une reverb en fond qui fait penser à l’hypnose. C’est le premier morceau avec Declaime, un de leurs affiliés qui travaillera souvent avec Madlib. Wanna Test se révèle musical et entrainant grâce à sa production riche composée d’un sample de I Wish You Were Here d’Al Green, combiné à Time’s Up de O.C. Le tout donne une ambiance plutôt nostalgique pour des artistes qui souhaitent recréer le Hip Hop qu’ils aiment. Enfin, Episodes est un long morceau de 9 minutes fractionné en plusieurs instrumentales par un grésillement radio pour signifier que l’underground a repris ses droits. Chacun des 8 artistes s’exercent à poser et là encore, c’est réussi.