« SlaughtaHouse », la critique narquoise du gangsta rap caricaturale
Delicious Vinyl, 1993
L’apparition des collectifs gangsta de New York
Depuis sa création dans le Bronx à la fin des années 70, le rap ne brille pas seulement par ses acteurs/actrices qui évoluent parfois en solo ou en duo avec leur DJ, mais aussi par ses collectifs rassemblant MCs, DJs, producteurs, et parfois danseurs.
La première génération d’équipes à l’instar de Grandmaster Flash & the Furious Five, Funky Four Plus One et The Treacherous Three, mettaient le feu aux bloc parties dans les années 80 lors de clashs devenus légendaires à grand coup de « passe-passes » lyricaux et de chorégraphies endiablées sur des productions vives créées sur place par le DJ, qui était la pièce maîtresse du crew. La lignée qui suivit laissa tomber l’attirail de la Zulu Nation, le côté glam-rock, et les routines. Les 90s étaient synonymes de regards fermés, braquages de micro en réunion, calibre en main, treillis, Timberlands et tensions.
Le rap pour la rue, par la rue, était-il à l’époque, la seule alternative pour percer ? A quel prix la jeunesse fantasme l’image du gangster comme objectif de réussite ? Faut-il tomber dans les pièges tendus par l’industrie et faire du gangsta rap uniquement par sensationnalisme ?



C’est à la lumière de ces questions, et après un premier album en solo aux critiques mitigées, que Masta Ace se lance sur son deuxième projet. Il sera accompagné cette fois de son groupe, Masta Ace Incorporated, créé pour l’occasion afin de l’aider à éveiller les consciences d’une jeunesse qui tire avant de réfléchir.
Du Juice Crew à Masta Ace Incorporated
Après avoir fait ses preuves dans le Juice Crew aux côtés de Marley Marl, MC Shan, Biz Markie, Roxanne Shanté, Craig G, Kool G Rap et Big Daddy Kane sur le posse cut légendaire The Symphony, Masta Ace sort son premier opus Take a Look Around en 1990 chez Cold Chillin’ Records. Le succès commercial est modéré, 38ème au Top R&B/Hip-Hop Albums, malgré des singles comme Music Man et Me and the Biz. Le jeune MC fait pourtant preuve d’un flow maitrisé, de constructions de rimes techniques et accessibles ainsi qu’un talent pour le story-telling qui fera sa marque de fabrique jusqu’à aujourd’hui.
En trois ans après la sortie de son premier album, le rap évolue à une vitesse infernale. Les groupes, et les crews auxquels ils sont affiliés, brillent grâce à des albums monumentaux. Dans un épisode du podcast Fresh Era de janvier 2022 dédié à son début de carrière, Ace raconte la perte de vitesse des artistes solo et l’engouement des labels pour les groupes. La liste est longue mais, rien que pour la côte Est, on peut citer A Tribe Called Quest et la Native Tongue, Lord Finesse et le D.I.T.C, Gang Starr et la Gang Starr Foundation, KRS-One et le BDP, EPMD et le Hit Squad, le Wu-Tang, etc…



À la suite de cette prise de conscience, le MC décide de réunir des amis rencontrés au lycée pour former une équipe : Eyceurokk, groupe composé de Eyce, Uneek et Rokkdiesel, Lord Digga, Paula Perry et la chanteuse Leschea. « C’était l’introduction d’un groupe sous mon nom », explique-t-il rétrospectivement dans l’épisode de Fresh Era. La corporation de Masta Ace prend officiellement vie le 4 mai 1993 avec la sortie de l’album Slaughahouse sous la coupe du label Delicious Vinyl et se place 134ème au Billboard 200 et 32ème dans le chart R&B/Hip-Hop. Ce long format sera porté par des singles comme Jeep Ass N**** et Born to Roll qui, eux aussi, ont été accueilli avec un certain succès critique et commercial. Penchons-nous désormais sur cet opus en décortiquant dans un premier temps la forme, puis le fond dans un second temps – pardon Fabe -.
L’équilibre subtile de SlaughtaHouse
SlaughtaHouse se compose de quinze pistes pour une durée totale d’une heure et cinq minutes. Les titres s’enchainent très bien, au point où les transitions sont presque imperceptibles. Il y aussi quelques skits très courts, comme ce magnifique freestyle radio d’Ace à la fin du morceau Rollin With Umdadda faisant la démonstration de sa mise à jour de flow. Le résultat est une écoute fluide, d’une traite, sans bémol. Il y a également un très bel équilibre entre les titres plus « énervés » et ceux plus smooth. La production assurée principalement par Uneek et Masta Ace lui-même, est très sombre, grimy et crade en apparence. Les basses sont lourdes et grasses, les snares et les kicks sont d’une clarté étincelante. Le travail sur le choix des samples est minutieux et pioche dans le Jazz et le Funk. La manière de les découper et de les arranger est digne d’un chirurgien. Il suffit de fermer les yeux pour pouvoir s’imaginer les coins de rues malfamés de Brownsville à Brooklyn, le fief d’acteurs majeurs du hip-hop comme RZA, Sean Price, et AZ entre autres. On est clairement sur un cas d’école si on parle de Boom Bap.
Quant aux rimes on peut dire sans honte que Ace se place largement au-dessus de ses acolytes tant par la qualité que la quantité de ses textes. Il démontre ses talents en modifiant son flow toutes les 3 ou 4 mesures autant qu’un Method Man, ce qui rend ses placements précis et ses punchlines percutantes. Il démontre aussi son aptitude à se désynchroniser du beat afin de créer un décalage pour mettre en relief la rime suivante. Cet exercice qu’il appelle le on-beat/off beat-style fait le même effet qu’un DJ qui ralentirait une partie d’un disque pour la laisser repartir dans les temps. Le Maître Ace ne porte pas son nom pour rien. Ses comparses apportent de la fraîcheur et lui permettent d’avoir la part belle à chacune de ses apparitions, comme une sauce savoureuse qui sublimerait un plat déjà excellent.
La vision d’un Hip Hop pur plein de substance
Le fil conducteur de cet album reste malgré tout l’ego trip : un exercice qui consiste à gonfler sa personnalité d’orgueil pour démontrer sa supériorité. Les champs lexicaux tournent autour de la torture, de l’exécution et parfois même de la cuisson de MCs qui voient leur cerveau frire sur place au contact d’un couplet de Masta Ace « I’ll be fryin’ heads with my scientifical mind, your brain cells are fryin’ », dans Style Wars. Loin de l’horrorcore très premier degré d’un Brotha Lynch Hung, le groupe emploie un vocabulaire hyperbolique et absurde qui fait souvent sourire. Les gangsta rappeurs qui manquent de substance se voient découpés en morceaux sans remords à l’instar du chat dans un épisode d’Itchy et Scratchy.
Le premier titre A Walk Thru the Valley se compose en deux temps. Tout d’abord, les coups de feu qui l’entame deviennent le squelette de l’instru sur laquelle Ace nous livre un spoken word plein de cynisme et d’introspection sur sa situation en tant que jeune noir vivant dans un ghetto. Le Mc s’adresse directement à son auditoire pour l’inclure dans son questionnement : « what goes through our minds ? » (« qu’est ce qui nous passe par la tête… »). Qu’est-ce qui pousse la jeunesse noire à s’entretuer ? Pourquoi la peur constante de la mort est-elle devenue avec le temps le seul point commun entre tous ces habitants ?
La deuxième partie de l’intro est une scénette fictive se déroulant dans une salle de classe dans laquelle des enfants assistent à un cours théorique sur le « rap hardcore ». Selon l’instituteur, pour faire mouche, il faut absolument parler de drogue, d’alcool, et de flingues: « when you rhyme you have to say that you smoke blunts, also you have to mention that you drink 40 oz, you have to mention that you carry a 9mm, a Tech-9, a Mack-10, an M16 or a Uzi ». Lorsqu’une élève déclare gênée qu’elle n’a pas d’arme à feu, le professeur lui répond fermement que ce n’est pas important qu’elle ne soit pas réellement armée, l’important c’est d’agir comme si c’était le cas : « It’s not important that you have a gun or not, just act like you have a gun ». Ici, les enfants représentent les artistes rap en devenir et l’instituteur est quant à lui la personnification de l’industrie musicale.
En un peu plus de trois minutes, Ace pose clairement les thèmes de l’album : la condition sociale des habitants des ghetto des Etats-Unis, leur rapport constant aux armes et à la violence, et les pièges tendus par l’industrie afin de capitaliser sur leur sort.
Le rejet de la violence caricaturale comme arme de commercialisation
Le titre Slaughtahouse met l’accent sur l’absurdité de la valorisation de la violence dans le rap à cette époque. Les rappeurs Eyce et Uneek deviennent pour l’occasion Ignorant MC et MC Negro respectivement pour délivrer les rimes cartoonesques pour accentuer la brutalité de leur propos. Dans Late Model Sedan, Ace parle de l’atmosphère de tension et de la peur quotidienne qu’il éprouve en se baladant de son propre quartier. Alors qu’en tant qu’habitant il devrait se sentir en sécurité : « I oughtta be safe in a black neighbourhood ». Le gros single Jeep Ass N**** quant à lui est un hymne plein d’egotrip autour du sujet de la ride : conduire lentement en ville avec le son tellement fort que ça vous fait vibrer les yeux : «you can’t stop the power of the bass in your eye».
Avec Jack B.Nimble, Masta Ace nous offre un story-telling haletant. Il exprime les pensées d’un dealer de crack poursuivi par la police dans un bâtiment délabré après avoir tenté en vain de faire chanter les agents qui couvraient son activité. Nous suivons le protagoniste alors qu’il fonce en courant dans les escaliers et les couloirs étroits d’une tour, du rez-de chaussé jusqu’au toit. L’auditeur finit lui-même à bout de souffle lorsque le titre se clôt sur une image de Jack acculé alors que la police enfonce la porte menant à la toiture. Notons également le jeu de mot avec nimble qui signifie « agile » en français. Jack se doit d’être le plus agile possible pour échapper à son destin.
Who U Jackin met la rappeuse Paula Perry à l’honneur. Dans ce duo, Paula et Ace se font face. Ace joue le rôle d’un voyou, un « stick up kid », cherchant à la dépouiller. La jeune femme qui sent les ennuis arriver de loin est prête à en découdre et à séparer l’homme de l’agresseur en un coup de lame bien placé : « I keep my hand on my pocket on my razor, get too close and I’ma have to graze ya » / « You’re getting too close, really, what is this? I think it’s time about your face was opened for business ». L’exercice est parfaitement réussi d’autant plus qu’il est malheureusement trop rare de voir les femmes tenir tête à la masculinité omniprésente qui s’exprime trop souvent dans le rap. On peut aussi y voir une référence au titre It’s a Man’s World d’Ice Cube accompagné de la rappeuse Yo-Yo sur l’album de Cube sorti en 1990, Amerikkka’s Most Wanted, qui aborde le même thème avec une énergie similaire.
Des ego-trip de démonstration technique
Les trois titres suivants Rollin With Umdadda , Ain’t You the Masta et Crazy Drunken Style sont des pépites d’ego-trip. Dans le premier, Ace nous emmène à ses côtés lors d’une soirée open-mic tenue par un promoteur véreux refusant de payer le groupe ; le deuxième évoque le côté éphémère du succès, et de l’illusion de la notoriété ; et le dernier, qui fait référence à un style de kung-fu imitant les gestes désarticulés de quelqu’un en état d’ébriété avancé, compare la qualité du flow du groupe a un alcool fort de très bonne qualité dont il ne faut pas abuser sous peine de perdre la tête.
L’album s’achève sur une intro chantée par Leschea incitant les MCs concurrents à ne surtout pas chercher à confronter la Corporation de Ace. Puis, sur le deuxième single Saturday Nite Live qui réunit Ace, Uneek et Lord Digga sur un titre aussi violent que festif. Ace livre ici, à mon avis son couplet le plus percutant. Il flotte sur l’instru comme si sa voix était un instrument et ses mots les notes qui composent sa partition. L’intelligence du rappeur ne s’arrête pas là, le titre du morceau à plusieurs niveaux de lecture. Saturday Nite Live est le titre d’un late-show faisant participer des personnalités de la musique ou du cinéma a des sketchs avec des comédiens, tournée en live devant un public. On peut donc y voir le clou du spectacle réclamé par une industrie musicale faisant du profit sur l’image de gangster du rap de cette époque, alors que les 3 rappeurs font tout sauf se prendre au sérieux. De plus, le mot live en argot Américain peut également décrire l’émulation d’une foule, qu’elle soit positive ou négative, ce qui peut donc décrire l’agitation régnant les samedis soir dans les soirées et dans les rues de Brooklyn.
Un message original

Si le premier album du groupe Masta Ace Incorporated a été un peu éclipsé par la sortie simultanée de monuments du genre, son importance et son influence dans le rap reste indéniable. Son impact règne dans l’originalité de son message. A l’époque personne n’avait eu le courage d’adresser de cette manière la violence dite black on black dans le ghetto. Ace et son équipe viennent convaincre leur auditoire que tomber dans la facilité du Gangsta Rap ne sert uniquement les intérêts de cadres dans des bureaux qui se fichent bien du sort de cette jeunesse. Le ton est motivant et galvanisant, on est loin de la victimisation du rappeur qui se sent écrasé par l’industrie. L’idée est de garder son intégrité intacte, même si cela veut dire ne pas vendre des millions de disques ou dormir sur un matelas fait de billets.
La véritable richesse et le véritable succès est de rester soi-même sans compromis. Il est important d’ajouter que le disque s’adresse autant aux néophytes qui découvrent le hip-hop et le rap, qu’aux hardcore heads, nom donné aux fans de culture hip-hop, qu’aux futurs acteurs/actrices du mouvement qui prennent la décision de se lancer. Le disque est à lui seul un film d’une heure sur une bande de potes mixtes où les femmes ont un pied d’égalité avec les hommes, un manuel théorique sur l’emploi du flow, ainsi qu’un des plus beaux échantillons du Boom Bap des 90s.
30 ans après sa sortie, Slaughtahouse n’a pas pris une ride. Il est vrai que les instrus sont moins tendances même si le Boom Bap est loin d’être dépassé aujourd’hui, grâce à des artistes comme Westside Gunn, Action Bronson, et Joey Badass parmi d’autres. Son message sous-jacent reste toujours d’actualité en 2023 à l’heure où les rappeurs ont la possibilité d’être plus indépendants que jamais. L’industrie n’est plus régulée par les labels qui imposent les tendances.
A l’heure du streaming, les artistes peuvent s’affranchir des majors en sortant eux même leurs productions via des plateformes qui leur permettent de récolter le fruit de leurs efforts sans intermédiaire. Le Gangsta Rap comme il existait il y a quelques dizaines années a subi nombreuses mutations au cours du temps. Dans les années 90 il n’y avait pas de juste milieu : soit on était gangsta et on pouvait conquérir les charts avec un single mainstream poussé par les majors ; soit on était décrété comme conscient et obligé de s’adresser à une cible de niche qui nageait dans les eaux obscures de l’underground.