Y2K, l’héritage du Queensbridge en 2000
Tommy Boy , 2000
La fameuse « Guerre des ponts »
Avec la deuxième ère de Bad Boys Records et l’émergence de Muder Inc, le label d’Irv Gotti, le Hip Hop prend une direction particulière au début du nouveau siècle : plus RnB, plus chanté, il est moins ancré dans la réalité, plus écouté en club y compris par des populations qui au départ en sont plutôt novices. Malgré tout à New York, Queensbridge aura toujours su garder son ADN brut. Retour aujourd’hui sur groupe plus ou moins connu qui a maintenu en vie l’underground et qui l’a sauvé de la noyade dans le champagne, Screwball.
Blaq Poet est né en 1970, originaire du 41st Side d’où viennent Mobb Deep, Capone N Noreaga ou encore Tragedy Kadhafi. En pleine guerre musicale pour départager le Bronx du Queens vis-à-vis des véritables origines du mouvement dans la ville, notre homme prend évidement le parti du Juice Crew. Black Poet se liera d’amitié avec MC Shan et Marley Marl et c’est grâce à une connaissance de ce dernier, Noel Rockwell, que le rappeur, appelé Poet à l’époque, va sortir ses premiers morceaux, en duo sous le nom de Tha Headbangerz. Poet a alors 17 ans lorsqu’il enregistre en 1987 le morceau Beat You Down en réponse à The Bridge de Boogie Down Productions. KRS ne le prendra pas au sérieux puis les deux enterreront la hache de guerre en 2008 sur le morceau Victory.
Une rencontre déterminante
Si le DJ est une personne importante dans l’univers Hip Hop, gravitant autour des MCs et permettant d’attirer l’attention des auditeurs vers leur art, Blaq Poet en sait quelque chose. Une personne en particulier fera décoller sa carrière avec un premier projet sérieux, il s’agit de DJ Hot Day.
Le DJ traîne au Queensbridge Park pour hoster de multiples battle rap et compétitions de scratching que lui-même pratique depuis ses 13 ans. Alors qu’il est en plein milieu de sa dizaine, il réalise des remix de New Edition notamment le titre Once in a Lifetime Groove issu de l’album All for Love. En 1990, il est contacté par Eric B & Rakim pour partir en tournée, une tournée qui accompagne le roll-out de leur album Let The Rythm Hit Em.
En 1991 il formera avec Blaq Poet le duo PHD et sortiront l’album Without Warning, album qui se trouve au croisement de Public Enemy dans le discours et de Main Source pour ses sonorités groovy. Sans être correctement mis en avant à une période où beaucoup de grosses têtes font de la concurrence à New York, ce projet permet à Poet de mettre le pied à l’étrier sur un autre format que de simples diss tracks.
Tout comme l’ont fait Kool G Rap et DJ Polo, il a défini un style gangsta et ancré dans le quotidien qui tranchait avec l’image festive des Run DMC ou Beastie Boys. Le morceau I’m Flippin’ en est la démonstration. Le nom du duo, PHD, fait référence au grade de docteur, diplôme qui nécessite une thèse de recherche, Blaq Poet s’improvise donc en chercheur, spécialisé dans la rue, il ne guérit pas ses maux mais décrit frontalement ses dérives et ses drames.
On y découvre une voix puissante, charismatique et une plume fine. Le projet a aussi une importance pour un autre MC de QB, Cormega qui fait sa première apparition officielle sur le morceau Set it Off avec un sample de In the Air Tonight de Phil Colins et UFO d’ESG. D’autres bons morceaux comme The Darkside ou Life on The Edge constituent un squelette solide pour un opus qui aurait mérité plus de visibilité.


C’est ici qu’on note tout le paradoxe de la carrière de Blaq Poet, reconnu par ses pairs en tant qu’artiste mais jamais vraiment par l’industrie alors qu’il a toujours été dans l’entourage d’autres artistes plus reconnus, tout en participant certainement à leur évolution, notamment CNN ou Mobb Deep. Il était d’ailleurs très ami avec Akinyele et l’a poussé à participer au fameux Live at The Barbeque de Main Source avec Nas. PHD se séparera en 1996 après avoir sorti un maxi l’année précédente, produit par Marley Marl, dans lequel figurent les incroyables morceaux I am The Authentic et The Grand P.O. Dans ce dernier, il dédicace le duo Kamakazee, avec lequel il formera Screwball dès 1997.
Kamakazee, deux autres membres de Screwball
Kamakazee se compose de Solo, malheureusement décédé en 2008 et Kenneth Lewis dit KL. Pris également sous l’aile de Marley Marl, ils sortent leur premier morceau Bridge 95 en 1995. Ce morceau apparaît comme un véritable hymne fédérateur avec un gros refrain crié par tout le quartier « Queensbridge back em up to the rear ! ». Éclipsés par des sorties d’un autre calibre, Hell on Earth ou It Was Written, l’année 1996 est plutôt calme pour le duo jusqu’à la sortie d’un maxi avec deux titres aussi qualitatifs l’un que l’autre : Spread it et Snakes. Ils vont solidifier leur émergence avant d’être rejoint par la quatrième et dernier membre du groupe Hostyle, en 1997.
Dans cette formation définitive, il faut attendre 2000 pour voir apparaitre le premier album du groupe, Y2K : The Album.
Une critique acerbe et comique de l’industrie du rap
Quand on écoute Y2K, plusieurs questions viennent à l’esprit, à commencer par la couverture et la signification de « screwball ». En réalité le nom de ce supergroupe a plusieurs sens et se réfère à différents domaines.
Dans la discipline du baseball, le screwball est une technique de lancer destinée à créer un effet trompeur en inclinaison vers le bas ou en déviation pour le receveur et sa batte. On peut déjà y voir une métaphore, celle d’un groupe qui déjoue ou ne respecte pas les cahiers des charges imposés par la nouvelle tendance d’un Hip Hop qui fait danser, une culture aseptisée et sans substance. D’ailleurs, la balle est traversée d’un clou tordu, signe d’un groupe indestructible. Le pont du Queens est un clin d’œil évident à leur quartier natif, mais démontre la volonté du quatuor pour revenir aux sonorités brutes des 90s, tout en étant une référence à cette période déchue de la Bridge War.
Dans la culture anglophone, le screwball est aussi un sous-genre de la comédie hollywoodienne. Ce sous-genre mélange à la fois le comique et le burlesque avec en trame de fond le sujet des mœurs et des problèmes sociétaux comme le mariage, l’adultère, la place de la femme ou les rapports de classes. Le genre a pris beaucoup d’importance dans l’entre-deux guerres lorsque l’industrie du cinéma était un outil de promotion des valeurs occidentales face à la montée des totalitarismes.

Certaines des caractéristiques de ce genre plus communément appelé « comédie loufoque » sont justement transposables musicalement à Y2K. Tout d’abord, à l’image de la société des années 30-40, l’industrie du Hip Hop en 2000 est en plein changement, un Hip Hop plus brillant, plus chantant. Les hits ont pour objectif commercial flagrant et visent désormais toutes classes socio-culturelles. That Sh*** et F.A.B.Y.A.N sont d’entrée des ultimatums à ce Hip Hop naissant, le groupe veut redorer l’image du Hip Hop et mettre en avant ses éléments centraux, d’où la présence de DJ premier sur le F.A.B.Y.A.N, le producteur étant reconnu pour son authenticité et ses productions brutes. Trois traits du sous-genre screwball se retrouvent dans ce blueprint pour un nouveau Queensbriddge.
Le premier est le snobisme de classe inversé, qui ici est plutot un snobisme musical. Dans les comédies loufoques, les valeurs des plus pauvres et humbles personnages sont mises d’avantage en avant et les personnages les plus aisés finissent par s’y plier afin de révéler leur bonté malgré leur statut social supérieur. Le même phénomène transparaît dans cet album. La rue est mise au premier plan, les plus débrouillards ou les huslters sont ceux qui détiennent les compétences héritées de leur vécu, de la culture Hip Hop et de la rue. Y2K et Seen It All en sont de bons exemples. Dans Somebody Gotta Do It le message est clair, l’argent doit être gagné par les vrais MCs. La volonté n’est pas tant d’être reconnus par cette industrie qu’ils pointent du doigt mais plutôt de ne pas en faire partie pour que les auditeurs discernent le « real » du « fake ».
Le deuxième est le romantisme. A travers ce conte de rue, on ressent une ambiguïté entre la peur de voir le Hip Hop se transformer et leur amour pour leur ville avec son héritage bien ancré. You love to Hear The Stories est un superbe hommage aux légendes de leur quartier à cet égard.
Le troisième est le comique, ou le burlesque. Les intonations et les voix parfois exagérées sur les refrains et les excès d’énervement grossier tendent parfois à nous faire sourire. Les ad-libs de Blaq Poet font leur apparition en début de track, notamment le « OOOH AAAYH !! », une marque de son identité artistique qu’il utilisera tout au long de sa carrière. Ces éléments contribuent à créer une complémentarité artistique entre leur discours sérieux référençant la culture et les drames de la rue et leur univers propre de guerriers fédérateurs de l’underground. L’auditeur a presque la sensation d’entrer dans un film noir, au sens polar du terme, où les Screwball incarneraient les justiciers que les majors veulent abattre.
Un crossover pour différentes générations
En plus d’être le premier album d’un groupe qui a longtemps travaillé pour briller, Y2K rassemble les artistes de deux décennies 90s et des 80s, Marley Marl, Biz Markie ou MC Shan. On retrouve aussi Mike Heron, Pete Rock, une autre légende moins souvent citée, Godfather Don, mais encore Capone et Prodigy. Tous mettent en commun leur expérience pour créer une saveur particulière au projet entre histoires cinématographiques et morceaux égo-trip motivants.
Si Seen It All , Hostyle et F.A.B.Y.A.N sont les morceaux les plus connus, d’autres valent largement le détour et l’attention des auditeurs. Take it There est un morceau très soulful, inspiré des films de blaxploitation avec des chœurs gospel samplés de There’s a train Leavin’ de Quincy Jones. Un morceau presque joyeux dans lequel le groupe clame qu’il est prêt à reprendre le flambeau pour leur quartier. Viens ensuite Y2K avec sa mélodie qui rappelle étrangement un générique de science-fiction. Les sonorités menaçantes nous mettent en garde contre les coups-bas gouvernementaux.
Somebody Gotta do It est un missile rassembleur incitant à agir pour influencer son destin dans une société de plus en plus dangereuse. Le titre est porté par deux notes entièrement créées, sans sample. The Heat is On vient adoucir la tracklist avec des paroles terre-à-terre qui reflètent la difficulté d’être dans le rap tout en étant impliqué dans la rue. Le sample de Keep Getting Better d’Harvey Scales donne une vraie replay-value au morceau. The Blocks rappelle également les films d’espionnage, ils y décrivent le quotidien de Queensbridge avec des dédicaces à ses acteurs et rues sont dédicacées dans le refrain. Le couplet de Nature n’est pas par hasard, le titre aurait pu intégrer la tracklist de The Firm tellement l’ambiance est similaire.
Urban Warfare est clairement dirigé contre les autorités new-yorkaises qui ghettoïsent les populations noires en les maintenant dans la violence. On y entend des archives d’informations télévisées sur les drames de l’ère du mandat de Rudy Giuliani, et bien que le morceau soit court, l’aspect politique du propos se poursuit sur Who Shot Rudy ? qui critique justement les dérives de ses promesses sécuritaires sans politique sociale concrète.
L’interlude kickée avec Biz Markie dynamise l’album en renforçant l’idée d’hommage au Hip Hop en trame de fond de leur univers, Hostyle raconte une tromperie par sa compagne enceinte, et nous demande ce qu’on ferait à sa place, en chantant. C’est en réalité, une fois de plus, une manière de tourner en ridicule les nouvelles tendances du rap puisqu’on peut entendre à la fin « RnB sucks, this ain’t a love song bitch ! » Communications puis Zoning avec ses lignes de violons stressantes terminent de mettre la pression sur la concurrence. On peut aussi mentionner le morceau On The Real qui est excellent et dont une version avec un couplet de Nas avait été enregistrée en 1997. Elle n’a malheureusement pas été retenue pour l’album.
Finalement, Y2K est un concentré de rap de rue qui souhaitait lutter contre une culture Hip Hop décadente, de plus en plus sage et standardisée. Si globalement l’album est solide, la tracklist n’est pas toujours très bien pensée. Pour nous emporter encore plus dans la narration, les MCs aurait pu incarner de vrais personnages avec des morceaux composants une véritable histoire du début à la fin, à l’image des albums de MF DOOM avec ses alter-egos Viktor Vaughn ou King Gedorah. Il n’y a pas grand-chose à redire sur la production en elle-même mais le discours anti-RnB crée un tropisme par moments. Cependant, la proposition artistique est présente, le supergroupe mélange un nihilisme et une incertitude sur les évènements que le 21ème siècle présage tout en clamant une fidélité sans faille à un Boom Bap réaliste et une culture héritée au rang de ciment social pour leur quartier. Le deuxième album du groupe Loyalty en 2001 produit en majorité par Ayatollah permettra à Blaq Poet de forger son identité pour son premier solo en 2006, Rewind : Deja Screw.
