Coup de Theatre, le renversement poétique impromptu
Decon / Project Blowed, 2004
Les débuts au Good Life Café
Haïku d’État, voici un nom qui sonne à la fois comme un doux poème tout en étant révolutionnaire. Mais ce nom n’a rien d’anodin. En réalité, rien ne l’est avec ce trio. Composé de Abstract Rude, Aceyalone et Myka 9, les membres du groupe n’en sont pas à leur coup d’essai, que ça soit ensemble, en solo ou avec d’autres groupes. Ils ont en effet démarré leur carrière dès le début des années 90, voir même un petit peu avant, en s’illustrant sur la scène du Good Life Café pour des freestyles. Le Café est en effet connu pour être l’un des fleurons de la scène alternative de Los Angeles avec des Open Mic légendaires, dont des grands noms tels que Ice Cube ou Snoop Dogg auraient foulé le planché.
Le Good Life Café sera le fer de lance d’un jeune collectif plein de talent, le Project Blowed, fondé en 1994 par Abstract Rude et Aceyalone eux-mêmes. Le Project Blowed sera l’un des plus grands représentant de cette scène alternative de Los Angeles et un des plus grands défenseurs de la culture Hip Hop underground. Le collectif faisait la promotion de tous les arts du Hip Hop, de la danse, au grafitti en passant par les freestyles, mais il avait aussi pour objectif de diffuser la culture et la connaissance, tout en prônant la paix et proposant une alternative à la vie des gangs. Ils considéraient l’art comme un exutoire et un échappatoire.
Une carrière prolifique dans l’underground
En parallèle du Project Blowed, les membres du trio ont chacun un curriculum bien chargé. En réalité, l’œuvre musicale du collectif est très riche, que ça soit avec leurs groupes respectifs, leurs albums solo ou encore leurs albums communs. Si tous les albums ne valent pas forcément le détour, certains sont remarquables, voir mêmes des classiques underground. Dans cette dernière catégorie, To Whom It May Concern et Innercity Griots de Freestyle Fellowship, le groupe d’Aceyalone et Myka 9, sont des incontournables de cette scène musicale. Bien que moins connu, et sans doute moins accessibles, les albums d’Abstract Tribe Unique sont aussi à écouter, en particulier Underground Fossils et Mood Pieces. Les solo de Aceyalone sont aussi terriblement oubliés, notamment All Balls Don’t Bounce de 1995 ou Book of Human Language de 1998. Je ne vais pas m’attarder sur les solo de Myka 9 qui sont plus dispensables.



Si les trois membres ont une carrière chacun de leur côté, leur carrière en commun n’est pas non plus nouvelle. Aceyalone et Myka 9 ont évidemment collaboré ensemble avec les Freestyle Fellowship, mais Abstract Rude a également travaillé avec Aceyalone sous le nom de The A-Team, leur album Who Framed the A-Team? de 1999 est d’ailleurs une petite pépite trop peu souvent citée.
Les trois rappeurs sont sans doute les plus remarquables du collectif Project Blowed. Ils avaient déjà sorti un album commun, Haïku d’État en 1999, album qui contenait presque uniquement que des instruments lives avec un certain nombre de musiciens invités. Ce dernier est reconnu comme une masterpiece de l’underground de Los Angeles. Coup de Theatre, sorti en 2004, n’a en effet pas le même statut, il est presque passé inaperçu et peu connaissent même l’existence de cet album. S’il est indéniablement moins bon que le premier, il reste un excellent album, et tous les fans du collectif le diront. Le problème de cet album est justement peut être qu’il est un album pour les fans du collectif.
Un renversement musical poétique
Haiku d’Etat est un trio composé des rappeurs dans les plus respectés de la scène underground de Los Angeles. Si on s’intéresse un peu à cette scène, on sait qu’ils sont des légendes. Tous les trois sont reconnu comme des maitres lyricistes, avec une technique dans le maniement des mots et une dextérité verbale sans précédent, tout en étant très habiles au micro puisqu’ils sont issus des freestyles.

Rien que le nom du groupe nous le dit. Il s’agit d’un porte-manteau, composé de « haïku » et « coup d’état ». Le premier est un court poème japonais de trois vers et dix-sept syllabes. Trois comme les trois membres du groupe, et poème comme la poésie qu’il propose. Le deuxième est un mot français, également utilisé en anglais, signifiant un renversement de pouvoir, de manière illégale, et souvent par la violence. Le groupe s’identifie donc à une révolution musicale et une prise de contrôle poétique.
Le nom de l’album est aussi très évocateur puisqu’il fait référence à un moment imprévu dans une pièce de théâtre. Leur album peut donc être vu comme un renversement musical au sein du Hip Hop. Mais sont-ils suffisamment armé pour la révolution qu’ils ambitionnent ?
Une intelligence lyricale qui peut desservir
Si on prend la métaphore de la poésie comme armement pour la révolution, très peu sont aussi armés qu’eux. Mais le problème de cette intelligence verbale, très spirituelle, est qu’elle est difficile à saisir et on peut peiner à s’identifier dans leurs paroles. Ils sont tellement attachés à la révolution poétique qu’ils essaient de mettre en place qu’ils perdent une partie de l’auditoire, tout le monde n’est pas prêt pour le soulèvement musical qu’ils ambitionnent. Et c’est finalement là où ils peuvent être critiquables, l’intention est louable mais si elle n’est pas compréhensible, le message perd de son intérêt et la révolution est vaine. Quoi qu’il en soit, la profondeur des lyrics associée à la musicalité sublime qu’ils proposent en fait un album extrêmement riche.
Une démonstration de dextérité verbale
Dès l’intro, il nous propose un petit accord doucement jazz accompagné de scratchs pour le côté fondamentalement Hip Hop, et quelques mots en français qui rappellent le titre de l’album, mais surtout une référence au coup d’état de Napoléon, l’un des plus connus de l’histoire.
Ils font les présentations sur Mike, Aaron & Eddie, qui ne sont autres que les vrais prénoms des trois rappeurs. Les trois nous offrent un flow saccadé à couper le souffle, une vraie démonstration de technique sur une production savoureuse. Ils démarrent très fort.
Le duo Kats et Dogs présentent tous les deux des productions beaucoup plus brutes, et surtout plus rythmés, mais les trois rappeurs s’en sortent toujours aussi bien. Ces deux morceaux mettent en avant la poésie avec des rimes abstraites, sans véritable sens profond. En tout cas, s’il y a un véritable sens, je ne l’ai pas saisie, mais les rimes n’en sont pas moins très habiles avec des flow toujours aiguisés.
Stoic Response vise à démontrer leur supériorité lyricale, tout en mettant en avant leur technique de freestyle sur quelques accords de guitare électrique. Transitions & Eras offre un rythme légèrement plus agressif adouci par les notes de piano et de xyplophone pour une histoire plus futile, qui est sublimée par la répétition du bridge de Aceyalone. On reprend un peu nos esprits avec un titre plus flegmatique et serein sur All Good Things et son ambiance de temple asiatique, pour des paroles philosophiques et un brin nostalgique.
La mise en place de la révolution musicale
La suite est bien plus énergique, notamment Poetry Takeover et Triumvirate. Ils semblent tous les trois prêts à mettre en œuvre la prise de pouvoir musicale. La musicalité est entrainante et charmante en même temps. Le sujet est légèrement plus concret tout en restant finalement relativement abstrait, toujours centré sur la poésie, mais ici ils parlent directement de leur propre poésie.
Top Qualified sonne beaucoup plus dans son temps avec un côté orchestral qui pourrait presque faire penser à du Jay-Z. Si le morceau séduira sans doute plus facilement l’auditoire, il est en réalité le morceau qui se fond le moins dans l’ambiance globale de l’album, ça reste un très bon titre.
Le morceau éponyme Coup de Theatre se met en scène dans un théâtre avec des paroles pleines de références. Le morceau est coupé en trois parties, chacune interprétée par un rappeur différent avec une outro de Busdriver. Les changements de rythmes sont prodigieux et les interprétations des trois rappeurs est exceptionnelles avec un travail sur les voix très bien réalisé. La construction et le séquencement de la chanson ne sont pas sans rappeler un opéra ou une pièce de théâtre tragique en trois actes, la réalisation est fabuleuse.
L’album se clôture avec le morceau Built 2 Last sur des petites flutes douces avec un rythme d’une douceur édifiante, où ils rappellent l’unité et la fraternité inébranlable qui règnent au sein du trio. Une petite surprise se cache à la fin avec une hidden track, Untitled, pour finir sur une note très calme et un petit chant parfois à la limite du spoken word des trois rappeurs.
L’album met indéniablement en avant la poésie avec des paroles profondément lyrique, où l’art de la rime est l’axe central, sans oublier la musicalité qui est finalement tout aussi belle que les lyrics. La construction de l’album est également à saluer. Tous les morceaux sont composés de trois couplets, chacun récité par les trois rappeurs, le concept d’haïku, un poème en trois vers, est poussé à l’extrême, jusqu’à impacter la construction de chacun des morceaux. L’album est un poème en lui-même.
