Train of Thought, le chemin vers la connaissance de soi
Rawkus Records, 2000
Voyage dans le vaisseau d’un Hip Hop qui change
En fin d’année 2022 dans son album « 10 », Westside Gunn a eu la très bonne idée de rendre leurs fleurs aux anciens en invitant Busta Rhymes, Raekwon, mais également Black Star sur le titre Peppas. Ce duo mythique de l’underground new-yorkais est composé de Mos Def et du très talentueux Talib Kweli. En 1998, ils mettent en communs leurs compétences de MCs pour réaliser leur album Mos Def and Talib Kweli are Black Star, sorti via Rawkus.
Si cet album faisait suite aux débuts de Mos Def dans son premier groupe Urban Thermo Dynamics, ce dernier se lance en solo l’année suivante avec Black On Both Sides, un classique de 1999. Pour autant, son frère de rimes, Kweli, prendra le temps de trouver sa propre sensibilité musicale en formant un second duo avec le producteur Hi-Tek, Reflection Eternal. Ensemble, ils redéfinissent un Hip Hop aux ondes et messages positifs, alors que le mouvement est en pleine évolution. Retour sur leur parcours et leur premier album commun, Train of Thought.
L’époque des labels émergents
Passés les Sources Awards 1995 et les tristes assassinats des deux légendes Pac et Biggie, les égos vont se calmer et le rap va muter et commencer à s’apaiser. Les différentes guerres s’estompent et certains groupes émergent d’une scène alternative avec de nombreux labels indépendants, bien plus loin des radars. Certains artistes vont œuvrer pour la paix dans le Hip Hop en diffusant un message beaucoup plus positif et unitariste. C’est ici que Talib Kweli et Mos Def interviennent, en reprenant la philosophie du Hip Hop à sa source avec une volonté de s’unifier et de s’élever grâce à la musique et la culture.
Parmi ces labels indépendants, un grand nom se détache, Rawkus Records. Au-delà des albums de Mos Def, Pharoahe Monch ou Company Flow, les compilations Soundbombing I & II et les deux volumes de Lyricist Lounge, sorties entre 1997 et 2000, vont faire grandir et connaitre un grand nombre d’artistes qui opéraient plutôt dans l’underground, tout en invitant des légendes reconnues. Ce label fut un vrai laboratoire et un tremplin pour de nombreux talents, et notamment Eminem, J-Live, Nottz ou encore les Dilated People comme représentants de la Left Coast.



Hi-Tek et Talib Kweli font partie du beau monde réunit pour la fête. Cependant, Hi-Tek bénéficie d’une expérience préexistante en groupe quelques années avant. Sa trajectoire et sa provenance en font un instrumentaliste particulier dont la sensibilité se ressentira dans Reflection Eternal.
Hi-Tek, un OVNI dans le paysage Hip Hop
Hi-Tek, de son vrai nom Tony Cottrell, vient d’un état peu concerné par la culture rap à l’époque, l’Ohio, plus précisément Cincinnati. C’est un état avant tout marqué musicalement par le Funk et la Soul avec des groupes comme Ohio Players, Lakeside, Zapp mené par Roger Troutman, Dazz Band ou encore The O’Jays. Son père lui-même faisait partie d’un groupe, The Willie Cottrell Band.
Sa première aventure musicale a lieu dès 1996 lorsque le groupe local Mood, formé deux ans avant, fait appel à ses services. Composé de Main Flow, Donte et Jahson, Hi-Tek s’intègre au groupe en tant que DJ et producteur. Le premier album du groupe, DOOM sorti en 1997, propose un univers très transcendantal et spirituel, questionnant l’homme et son lien à l’univers et aux forces négatives qui l’entourent au quotidien. Sur l’album, on retrouve déjà les premières collaborations de Kweli et du producteur, avec cinq morceaux dont un déjà crédité sous Reflection Eternal.

Par l’intermédiaire de Kweli, Hi-Tek quitte sa ville natale pour rejoindre Rawkus à New York. Le jeune producteur contribue à la production sur différentes sorties notables du label, notamment l’album de Black Star, les compilations Soundbombing ou le deuxième volume de Lyricist Lounge. Le jeune producteur a fait ses armes et son talent commence à être reconnu, en particulier aux yeux de Kweli. Leurs affinités musicales donneront naissance à leur premier album commun en 2000, Train of Thought sous le nom de Reflection Eternal déjà plus ou moins connu du public.
Le chemin vers la connaissance de soi
Sur la cover, on peut apercevoir Hi-Tek debout devant un mur sur lequel est affiché un poster de son comparse en gros plan, une pierre de plus à l’édifice de leur carrière. A l’image de l’album de Black Star, le graphisme est un dessin, plus détaillé cette fois. Train of Thought présente un aspect afro-centré, une volonté de faire de la musique pour élever les communautés noires.
L’introduction reprend le début d’un discours de Mandela, puis suit Move Something qui annonce la teneur fédératrice de l’album avec les dédicaces aux différentes villes des auditeurs. The Blast, morceau très entrainant et fédérateur, est porté par le refrain dans lequel « Kweli » est répété plusieurs fois. Ce constat est moins anodin qu’il n’y paraît. En effet, en arabe son nom de famille signifie chercheur ou étudiant de la vérité et du savoir. La trame de fond de l’album est bien la connaissance de soi et le développement intellectuel et spirituel pour sortir des ghettos. Pas étonnant non plus lorsqu’on sait que le père de Talib est professeur d’université, et son petit frère également professeur en droit.
This Means You, où l’on retrouve Mos Def, est un bel hommage à leur public, puis ensuite les morceaux abordent des sujets divers, toujours dans une optique de progrès. African Dreams est un appel à retourner à ses racines pour se libérer de la violence et du matérialisme que la vie de rue implique : « We the reflection of our ancestors, we’d like to thank you for the building blocks you left us. Cause your spirit possessed us, yo you blessed us ».
Le questionnement sur les valeurs du Hip Hop
Too Late se demande si le Hip Hop indépendant est voué à mourir, la réponse est non. Nos deux protagonistes maintiennent une énergie constante et intelligente y compris sur les titres plus posés tels que Memories Live dans lequel Kweli parle de ses aspirations de vie et des souvenirs positifs de moments vécus au quartier, des leçons de vie qu’il aimerait ensuite transmettre : « I think back in the day, I absorbed everything like a sponge, took a plunge into my past to share it with my son »
Name of the Game est quant à lui particulier, c’est un couplet unique dans lequel Kweli est en dilemme entre la notoriété et l’humilité, un piège difficile à éviter pour beaucoup d’artistes. Ghetto Afterlife présente une dénonciation du cercle vicieux de la mort comme finalité du mode de vie au quartier. Il s’agit du morceau le plus « street » de la tracklist.
De son côté, Love Language revient au sujet essentiel de l’amour comme valeur essentielle pour grandir. Soul Rebels est un hymne à l’amour du Hip Hop. Les pass-pass sont parfaits et le morceau est groovy. Dans Eternalist, Talib se pose en messager maître de son destin en expliquant que le Hip Hop lui a permis d’avoir une activité, une vocation l’éloignant de fait de la négativité du hood : « That’s why I rhyme like a battle emcee, battling the tragedies and fallacies that be killin’ niggas quicker than infant mortality. They acting like what’s going on now is distant reality ». Kweli prend un vrai recul critique sur l’état social de sa communauté et pointe en même temps du doigt les artistes qui ferment les yeux sur le réel.
Entre hommage à la musique et discours ancrés dans la réalité de la vie, cet album est riche et comporte plusieurs niveaux de lecture. Pour cerner ce qui le différencie de ses prédécesseurs et pourquoi il constitue un des meilleurs albums de 2000, rentrons en détail dans sa composition sonore.
La musicalité au service du message
Le discours de l’album, plein de poésie positive et consciente se mêle à la production d’Hi-Tek, qui se détache du Boom Bap brut et violent des 90s comme pouvait le faire Mobb Deep, le Wu Tang ou le D.I.T.C.. L’idée n’est pas non plus de calquer une direction artistique « fleur bleue » et candide semblable à celle de De la Soul. Le producteur souhaite retranscrire des émotions et une certaine spiritualité avec un Hip Hop bouncy dont les sonorités nous permettent de danser et bouger la tête, tout en y créant des images. Il y a un réel lien entre les sons et le mouvement qu’ils inspirent chez les auditeurs. Le nom de scène Hi-Tek révèle chez Tony Cotrell un goût pour les choses nouvelles et perfectionnés, un goût pour créer avec des influences et des bases certes, mais en les modernisant. Les sonorités sont à la fois électroniques et ponctuées de samples funky. Cependant, le sampling n’est pas utilisé sur toutes les pistes, ce qui rend sa technique musicale encore plus intrigante.
On entend une inspiration jazzy/funky inscrite dans une époque où la Neo Soul bat son plein et dans laquelle le collectif des Soulquarians inspire. Ils sont d’ailleurs dédicacés habilement dans l’introduction de l’album.
Move Something commence par des horns de cuivres, tirées de Shaft’s Mama de Charlie Whitehead, qu’on peut interpréter comme un appel au rassemblement. Un premier morceau qui donne envie à l’auditeur de découvrir la suite. Avec Some Kind of Wonderful, Hi-Tek mélange des lignes de violons graves sur des BPM plutôt lents avec des charleys qui donnent du relief. Aucun sample n’est présent ici.

Suit The Blast pour un enchainement parfait, l’instrumentale propose deux interpolations, la première reprise de Say My Name des Destiny’s Child et la deuxième de Boogie Nights des Heatwave (« keep on dancin’, gotta keep on dancin’ ! »). Ce morceau, à la fois conscient et festif, a le don d’éveiller l’esprit. Le clip met d’ailleurs de l’importance sur les éléments naturels, en l’occurrence la pluie, et le mouvement humain. Il met en évidence que même si tout est gris à l’extérieur, être positif mentalement est primordial. Le riff de guitare discret du refrain et les harmonies en chœur de Vinia Mojica rendent le tout terriblement efficace. Le producteur pose également un couplet très bien écrit.
Cet aspect funk se retrouve sur This Means You avec un sample de guitare à l’effet « wawa », ce qui donne l’impression d’être à l’intérieur d’une boucle temporelle. Les lignes de violons aigues ajoutent un côté joyeux au morceau tout en rappelant étrangement Bittersweet Symphony de The Verve. En réalité, il est extrait de Clouds In My Sunshine du groupe de natifs amérindiens Redbone. C’est l’exemple même d’une cohérence entre la musicalité et le propos militant de Kweli.
En lien avec cette notion de temps, Too Late est un morceau atmosphérique créé sur la base de deux morceaux d’Isao Tomita, un compositeur de musique électronique japonais, auxquels sont superposés une mélodie de flute. Cela donne un aspect mystérieux, voire triste, d’autant plus que les percussions font penser aux aiguilles d’une horloge. Les petites vocalises féminines dansantes à la fin du morceau symbolisent l’espoir d’un Hip Hop non dénaturé par l’industrie.
Une production moderne et originale génératrice d’émotions
Parmi les morceaux qui font toute l’originalité de l’album, le titre Africa Dream paraît terre-à-terre par le djembé qui l’introduit, puis évolue vers un piano rythmé et un saxophone soulful. Les scratchs rajoutent encore de la texture à la fin de cette parenthèse aux accents de voyage. L’enchaînement sur Down for The Count avec Rah digga et Xzibit provoque un sentiment de détermination à l’auditeur pour réaliser ses objectifs. En plus d’un sample très discret de Bitch please II d’Eminem, la mélodie est bien amenée par le sample de Your Arms Too Short To Box with God de l’artiste soul/gospel Delores Hall. Les accords de guitare hispanique mélangés à l’accordéon rajoutent une plus-value mélodique.
Arrêtons également notre attention sur l’interlude On My Way, et Love Language. Sur le premier, on retrouve Vinia Mojica avec Tiye Phoenix pour un message d’émancipation de la communauté africaine. Le deuxième met en scène le trio féminin français Les Nubians, démontrant la vocation universelle du message proposée par l’album. Les BPM lents et décalés donnent la sensation d’un cœur qui bat, en parfaite cohérence avec le thème. Les sonorités sont ici Neo-Soul et Smooth Jazz et la transition avec l’interlude Love Speakeasy et son solo de saxophone est un vrai plaisir auriculaire.
Touch You s’attarde sur le pouvoir positif des émotions provoquées par la musique. Pour démontrer ce message, Hi-Tek propose un beat totalement home-made, sans sample, avec un arrangement de basse et un solo de guitare acoustique sur la fin du morceau. La voix de Supa Dav sur le refrain sublime l’ensemble. Très différent, Good Morning rappelle qu’il ne faut pas se plaindre de la pauvreté des ghettos si on se complait dans ses mauvaises influences. Talib nous remémore que gâcher sa vie dans les ghettos peut avoir des conséquences néfastes sur ces proches. L’instrumentale plutôt vaporeuse et lo-fi sonne comme un souvenir aux âmes disparues, rehaussé par un sample de C.R.E.AM. du Wu-Tang.
Le prisme intergénérationnel du projet se devine aussi dans le morceau bonus Four Women qui décrit le parcours de quatre femmes que Talib Kweli rencontre dans New-York et qui renferment en elles un passé ou une situation sociale peu enviable. Il s’agit d’un hommage aux artistes qui l’inspirent puisqu’au départ, ce morceau a été écrit par Nina Simone en 1966.
